Jeudi 29 juin 2017

«L’homme, en jouant ainsi avec cette machine si compliquée, la nature, me fait l’effet d’un aveugle qui ne connaîtrait pas la mécanique et qui aurait la prétention de démonter tous les rouages d’une horloge qui marcherait bien, pour la remonter à sa fantaisie et à son caprice. »
Eugène Huzar L’arbre de la science, Paris, Dentu, 1857

On oppose souvent notre temps, qui est en plein doute par rapport au progrès, au XIXème siècle où il semble selon la légende que tous croyaient au Progrès, comme Auguste Comte fondateur du positivisme et dont la citation : «Ordem e Progresso» « Ordre et Progrès » orne toujours le drapeau du Brésil.

Comme toujours la réalité est plus complexe, ainsi au XIXe siècle, en pleine révolution industrielle, un homme, avocat de métier, Eugène Huzar (1820-1890) écrivit deux essais : « La Fin du monde par la science (1851) » et « L’Arbre de la science (1857) » dans lesquels il .exprimait son scepticisme face à la science et à la technique des humains qui entendaient se rendre maître de la nature, et jouaient avec cette « machine si compliquée » sans la comprendre.

L’exergue est assez explicite !

J’ai découvert cet intellectuel dans l’émission de France Culture : la concordance des temps : http://www.franceculture.fr/emissions/concordance-des-temps/la-fin-du-monde-par-la-science-genese-dune-angoisse

C’est l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris qui a découvert cet homme étonnant :

Son lyrisme et son exagération prêtent à sourire, mais certaines mises en garde résonnent comme des prophéties aujourd’hui.

http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/actu-une-critique-du-progres-19065.php

Vous trouverez derrière ce lien : https://socio-anthropologie.revues.org/1566 une présentation par Jean Baptiste Fressoz de l’œuvre d’Eugène Huzar ainsi que les textes de cet homme surprenant.

Voici d’abord une introduction de Jean-Baptiste Fressoz

L’intérêt d’Eugène Huzar est de proposer la première philosophe catastrophiste de la technique. Dans deux livres curieusement oubliés, La fin du monde par la science(1855) et L’arbre de la science (1857), l’auteur synthétise les débats environnementaux et technologiques de son époque (la déforestation et le changement climatique, la vaccination et la dégénérescence de l’espèce humaine, les catastrophes ferroviaires etc.) pour objectiver d’une manière originale le progrès, non comme la maîtrise technique de la nature, mais comme la perte de maîtrise de la technique. Selon son système, l’humanité parcourt des cycles de progrès et de catastrophes la ramenant à un état de sauvagerie. Pour tenter de retarder la fin du présent cycle, Huzar propose d’établir une « édilité planétaire » chargée de veiller aux équilibres du globe.

Puis directement la prose d’Huzar.

D’abord son inquiétude devant « la cécité » de la science qui déclenche des effets qu’elle n’est pas en mesure de maîtriser :

« L’homme, en jouant ainsi avec cette machine si compliquée, la nature, me fait l’effet d’un aveugle qui ne connaîtrait pas la mécanique et qui aurait la prétention de démonter tous les rouages d’une horloge qui marcherait bien, pour la remonter à sa fantaisie et à son caprice.

Mais, me dira-t-on, ce que fait l’homme par rapport à la nature, ne peut-on le comparer à une simple égratignure faite à l’épiderme d’un homme vigoureux et bien portant ? Je le veux bien ; mais qui ne sait pas que, selon les occasions, par exemple au pied, une simple égratignure donne la mort. Voyez plutôt ce qui a lieu sous les tropiques. […]

Je comprendrais, encore une fois, qu’un sauvage de l’Amérique du Sud, qui n’aurait jamais quitté sa forêt, vînt me dire que la terre est infinie, et que l’homme, par conséquent, ne peut la troubler.

Aujourd’hui, avec la science, la proposition est entièrement renversée : c’est l’homme qui est infini, grâce à la science, et c’est la planète qui est finie. L’espace et le temps n’existent plus par la vapeur et l’électricité. La terre n’est plus pour nous, hommes du dix-neuvième siècle qui pouvons en faire le tour quarante ou cinquante fois dans notre vie, ce qu’elle pouvait être aux yeux des hommes de l’antiquité, qui n’en avaient jamais mesuré la circonférence.

Pour nous, elle est limitée, très limitée, puisque nous pouvons en faire aussi vite le tour qu’un Grec eût pu faire le tour de l’Attique.

L’espace, qui est la mesure des formes, n’étant plus rien pour nous, qu’est devenue la forme ? Rien.

Or, quand on voit une chose aussi limitée que la terre et une puissance aussi illimitée qu’est celle de l’homme armé du levier de la science, l’on peut se demander quelle action peut avoir un jour cette puissance illimitée sur notre pauvre terre si limitée et si bornée aujourd’hui.

Et puis il propose des solutions : une sorte de principe de précaution avant l’heure et une institution mondiale chargée de le faire respecter et de protéger l’Humanité :

« Tout mal appelle après lui un remède ; j’ai signalé le mal, c’est-à-dire la catastrophe, naissant un jour de notre raison insuffisante à la recherche de l’absolu. Je vais chercher le remède, c’est-à-dire le moyen de le combattre et de l’éviter s’il est possible.

Or, il y a deux sortes de moyens : Moyens palliatifs Moyens curatifs.

Les moyens palliatifs, comme on le sait en médecine, n’ont pas pour but de détruire le mal, mais de le retarder et de l’amoindrir. Les moyens curatifs ont pour but de déraciner, de détruire entièrement le mal.

Quels sont les moyens palliatifs que je propose ?

Les voici :

1° L’homme dans l’avenir ne doit pas tenter des expériences capitales, décisives, sans avoir l’assurance qu’elles ne peuvent en rien troubler l’harmonie des lois de la nature ;

2° Il faudra dans l’avenir créer des écoles spéciales ayant pour but de déterminer et d’étudier les lois qui constituent l’équilibre du globe ;

3° Il faudra aussi dans l’avenir créer une édilité planétaire qui réglemente le travail humain, de telle sorte que rien de décisif, de capital, tel que le déboisement d’une continent ou le percement d’un isthme, etc., ne puisse avoir lieu sans l’autorisation de l’édilité planétaire. Cette édilité aura son siège dans une des grandes villes du monde ; elle sera composée de l’élite de la science du monde entier. Chaque édile sera nommé par ses concitoyens. Les édiles seront les premiers magistrats du monde, et chaque fois qu’une nation voudra entreprendre une de ces tentatives audacieuses qui peuvent troubler l’harmonie du monde, elle devra s’adresser aux édiles, qui pourront lui donner ou lui refuser l’autorisation, car ils seront là pour veiller à la conservation de l’harmonie du globe.

La nation qui enfreindrait les ordres des édiles serait mise au ban des nations, comme s’étant rendue coupable du crime de lèse-humanité. Ainsi, un peuple veut-il déboiser ses forêts, il faudra que l’édilité le lui permette. Un peuple veut-il percer un isthme, il lui faudra encore la permission de l’édilité ; enfin, chaque fois qu’une nation devra entreprendre une de ces grandes choses qui peuvent troubler l’équilibre de la planète, il faudra qu’elle ait obtenu la permission de l’humanité tout entière, représentée par ses édiles.

Telle devra être la solidarité de l’homme dans l’avenir. Cette édilité planétaire que je vous propose paraîtra, à tous ceux qui me liront, absurde, et pourtant elle est déjà dans nos mœurs.

N’avons-nous pas en petit, en France, ce que je demande en grand pour le Globe ? N’y a-t-il pas un principe inscrit dans nos codes qui donne aux propriétaires le droit d’user, de jouir de la chose, mais non d’en abuser ? Ainsi, un homme a-t-il le droit de mettre le feu à sa maison ? Non.

Pourquoi ?

Parce que toute une ville pourrait être victime de cet abus de sa propriété. […]

Veiller sur l’harmonie du globe, faire en sorte qu’elle ne soit point troublée, tel serait le but de cette première institution du monde. »

Vous ne trouvez pas cette pensée, imaginée en pleine révolution industrielle triomphante, étonnante ? Prémonitoire ?

Certainement romantique et utopique.

Eugène Huzar était son nom.

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