Mercredi 11 mai 2016

Mercredi 11 mai 2016
«Que fait l’abeille ?
Elle fait du miel ? Mais fondamentalement on s’en fiche !
L’abeille, elle pollinise !»
Yann Moulier Boutang
Vous lisez ce matin le 700ème mot du jour.
Pour chaque centaine, j’essaye de m’échapper un  peu des contingences de l’actualité pour dévoiler une réflexion plus profonde et plus universelle.
Si je puise une partie de l’inspiration de ces billets quotidiens dans mon butinage sur Internet, mes lectures de livres et ma culture passée ou présente, l’essentiel de ma matière première est constitué de podcast, c’est à dire des émissions radios ou des conférences que j’écoute le plus fréquemment avec un lecteur de mp3, le plus souvent possible en marchant.
La plupart, je les écoute puis je les efface.
Et puis, il y a certains enregistrements que je conserve sur un disque dur. Depuis 2009, j’en ai conservé plus de 2000.
Une des toutes premières conférences qui m’a incité à adopter cette pratique est une conférence du mercredi 4 février 2009, où l’économiste Yann Moulier Boutang a présenté un de ses livres à la librairie Mollat de Bordeaux.
J’ai pu constater que cette conférence était encore en ligne : http://www.mollat.com/audio/090204MOULIERBOUTANGpad.mp3
Dans cette conférence, il a eu ce développement qui est un des moments d’intelligence dont je me souviendrai toujours :
« Je vais vous parler des abeilles.
Qu’est-ce que fait l’abeille ?
L’économie politique qui s’intéresse aux produits, aux produits vendables, vous répond : l’abeille produit du miel.
L’apiculteur va remplacer l’essaim sauvage où l’abeille produit du miel, pour elle-même et pour ses larves, par des ruches avec des rayons.
Puis il va subtiliser le miel des rayons, car l’abeille ne produit pas naturellement du miel pour les humains. Et en lui retirant le miel des rayons, l’abeille va produire, produire et encore produire du miel.
On va lui laisser juste ce qu’il faut pour se reproduire, elle et ses larves, et le surplus sera approprié par l’apiculteur.
Cela ne vous rappelle rien ?
Moi ça me rappelle la plus-value ou la survaleur de Marx.
Mais maintenant que fait vraiment l’abeille maintenant que nous savons un peu plus de complexité.
Eh bien fondamentalement, je vais vous dire : le miel on s’en fiche !
L’abeille, elle pollinise !
Et Einstein disait, un monde où les abeilles auront disparu ne laissera que 4 à 5 ans de survie à l’espèce humaine. [Cette disparition est d’ailleurs une question d’actualité]
L’abeille pollinise, cela veut dire que 80 % de la production agro-alimentaire en terme de légumes et de fruits est produite grâce aux abeilles.
Il faut aussi rajouter des choses comme le tournesol pour lequel la pollinisation de l’abeille prend la plus grande part.
L’abeille pollinise !
Nous pouvons mesurer, puisqu’un économiste doit pouvoir mesurer des quantités et des prix, l’impact des abeilles. Si l’on prend les États-Unis d’Amérique, si vous faites l’hypothèse qu’il n’y a plus de pollinisation, vous pouvez compter entre 30 et 35 milliards de dollars par an, qui disparaissent. Et je ne parle même pas de la flore, des parcs sauvages, je parle simplement de la production agricole. [Lire aussi cet article de Sciences et avenir sur la disparition des abeilles et ses conséquences]
Donc qu’est-ce que produit l’abeille, en termes de valeur économique ?
D’un côté elle produit aux États-Unis pour 100 millions de dollars de miel et de l’autre côté elle participe à la production d’une valeur entre 30 et 35 milliards de dollars.
En conséquence, ce que fait fondamentalement l’abeille du point de vue économique, au niveau de l’écosystème elle produit 350 fois plus que le miel, en valeur.
Voilà les proportions.
D’un côté il y a ce qui est calculé par un output marchand, simple, clair : l’abeille produit du miel.
Et de l’autre côté, elle pollinise et nous savons qu’on peut se passer de miel, mais on ne peut pas se passer de pollinisation.
Nous comprenons donc que l’abeille fait du miel pour vivre et se nourrir, mais qu’en vivant, elle circule, elle pollinise et que sa véritable contribution productive, c’est ça !
En tout cas, en terme de valeur, c’est ça l’étalon principal.
En économie traditionnelle, on voit l’abeille qui consomme et l’abeille qui produit. Un input et un output.
Mais, ce qui est fondamental, c’est son rôle dans la reproduction du vivant et ça elle le fait même sans s’en apercevoir, puisqu’elle fait cela en même temps qu’elle consomme, comme un produit  annexe de sa consommation : elle répand le pollen.
Le plus important c’est qu’elle circule en se nourrissant, ce n’est pas son travail industrieux dans la ruche ou elle transforme le nectar en miel ou en gelée royale.
Et ce raisonnement est en terme de valeur, de richesse économique !
Retour à l’être humain.
Qu’est-ce que fait l’humain principalement ? Un output marchand à partir de marchandise ?
Non ! il produit essentiellement du vivant à partir du vivant.
L’humain ne fait pas que se reproduire, il met au monde des enfants mais qu’il élève et en cela il crée quelque chose de nouveau !
Il produit son environnement, il produit des relations, il produit du lien etc.
Mais pour des humains, en dehors des sociologues qui faisait de grandes déclarations qui disaient “le lien social c’est important”, les assistantes sociales qui disaient “il ne faut pas couper dans les dépenses publiques”, “il ne faut pas couper dans l’éducation parce que c’est la base de la société, parce que c’est la richesse de la société”. Parce que c’est aussi la possibilité pour les entreprises de ne pas avoir des employés qui sont totalement malades ou totalement handicapés sur tous les plans.
En dehors de cela, ce n’était pas tellement connu et surtout pas des économistes, parce que je peux vous dire que mes confrères ont une propension à ne pas s’intéresser à la pollinisation et à se focaliser sur la production du surplus de miel qui est notoirement connu. »
La richesse de cette compréhension de ce qui est important me paraît incommensurable.
Bien sûr le miel n’est pas indifférent, puisque c’est pour produire le miel que l’abeille va butiner les fleurs, mais la grande valeur, le grand apport de l’abeille c’est bien la pollinisation.
Je vous laisse à cette réflexion féconde pour l’Humanité qui tirerait tous les enseignements de ce constat que contrairement au raisonnement primaire de l’économiste et de l’épicier, ce que fait l’abeille de plus important c’est de polliniser pas de produire du miel.
Yann Moulier Boutang a d’ailleurs écrit un livre : <L’abeille et l’économiste>
Vous pouvez aussi voir cette vidéo : https://vimeo.com/49977836
Et n’oublions pas notre rôle de pollinisateur…