Mercredi 27 avril 2016

Mercredi 27 avril 2016
«Stalker quelqu’un sur internet»
Nouvelle expression né avec Internet
Xavier de la Porte a consacré <sa chronique sur France Culture> à « Mémoire de fille », le dernier livre d’Annie Ernaux qui est paru il y a une quinzaine de jours.
Il n’évoque pas l’aspect littéraire du livre mais l’usage d’internet fait par l’écrivaine. Je cite :
«[…] En revanche, j’ai été frappé par une chose qui me semble tout à fait symptomatique de notre temps et qui peut nous aider à réfléchir sur notre usage d’Internet.
Pour faire ce travail qui consiste à tenter de retrouver cette « fille » qu’elle fut, Annie Ernaux a recours à plusieurs moyens, et à divers documents. Des photos de l’époque (photos prises par elle ou d’autres), des lettres envoyées à des amies, des cartes, les carnets qu’elle remplissait déjà à l’époque, ou même ses livres précédents, tout cela lui fournissant des éléments assez précis. Mais à plusieurs reprises, Annie Ernaux utilise Internet. Elle utilise Internet pour trouver des informations, pour revoir des lieux (en particulier le lieu de la colonie de vacances où elle passe l’été 1958, si fondamental), mais elle l’utilise surtout pour retrouver traces de certaines personnes (et en particulier l’homme, avec lequel, pendant ce mois d’été elle passe deux nuits, et dont elle devient follement amoureuse). Pourquoi c’est intéressant ?
D’abord parce que c’est un signe des temps que la recherche Internet prenne place, tout à fait normalement, au milieu d’autres documents.
Mais ce qui est passionnant ici, c’est le rôle que joue Internet dans un travail lié à la mémoire. Car le web ne fournit pas à proprement parler une archive, ou alors, une archive du temps presque présent. Internet vient combler un vide. Il vient combler un vide entre le passé et le présent. Par exemple, ce qu’Annie Ernaux trouve de cet amant de deux nuits, c’est une photo de famille, celle de cet homme fêtant ses noces d’or, entouré de toute sa descendance, à l’intérieur d’un article de la presse locale donnant les éléments d’une courte biographie. Et cette photo, l’auteure la scrute et s’écrit la scrutant avec toutes les limites visuelles de ce type de document trop pixélisé. Très différent des photos que nous avons gardées – dans des albums ou ailleurs.
Avec, par ailleurs, le soupçon toujours porté : cette personne est-elle vraiment la bonne ?
Ce que Google offre, c’est le plus souvent, aussi, une documentation qui est à mi-chemin entre le public (ce qu’on aurait trouvé auparavant en consultant les archives de la presse et des annuaires) et le privé (et qu’on peut trouver en allant des réseaux sociaux, ce que fait Annie Ernaux en s’inscrivant sur Copain d’avant).
En faisant cela, en l’écrivant Annie Ernaux donne ses lettres de noblesse à une pratique répertoriée dans les réseaux, une pratique qu’on appelle « stalker ». Le verbe anglais to stalk signifie à la fois « roder » et « traquer ». Stalker quelqu’un sur internet, c’est guetter sa présence, les traces qu’il laisse, glaner des informations, et c’est ce qu’on fait en général pour un ancien amour.
Vulgairement, on pourrait dire qu’Annie Ernaux stalke ses ex. Mais on pourrait tout en même temps défendre qu’elle fait avec les outils de son temps ce qu’aurait fait Proust s’il avait pu. Oui, Proust aurait sans doute stalké ses personnages et le temps retrouvé n’aurait-il consisté qu’en une longue recherche sur Internet. (Je précise juste que je m’appuie pour dire cela sur ce que m’avait annoncé de but en blanc Nathalie Mauriac-Dyer, grande spécialiste de Proust : « Proust aurait adoré Internet »).
Mais, les autres ne sont pas seuls concernés.
Car Annie Ernaux nous donne aussi une idée qui pourrait devenir un jour, par ce qu’Internet garde de nous sans même que nous y fassions attention, une expérience commune. Je suis frappé par les derniers mots de « Memoires de fille », quand Annie Ernaux dit avoir retrouvé en finissant d’écrire son livre, la note d’intention : « Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé. ». Et je me disais que bientôt, une plongée dans notre désormais vieux compte Facebook pourrait nous fournir pareille impression.»
C’est une chronique de notre temps présent