Jeudi 3 mars 2016

Jeudi 3 mars 2016
« S’enfermer dans […] une zone de confort, où le seul bruit qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage.»
Zygmunt Bauman

Zygmunt Bauman est un sociologue remarquable auquel je n’ai pas encore consacré de mot du jour, alors que j’y pense depuis longtemps notamment en raison du concept fécond de « société liquide » qu’il a inventé.

Il est né à Poznań en Pologne le 19 novembre 1925 et possède la double nationalité britannique et polonaise.

Il a écrit récemment un article dans « El Pais », le grand journal espagnol, qui a pour titre : «les réseaux sociaux sont un piège»

Il écrit notamment :

« La question de l’identité a été transformée, d’un élément donné c’est devenu une tâche : vous devez créer votre propre communauté.

Mais une communauté est créée de fait, vous l’avez ou pas ; ce que les réseaux sociaux peuvent créer est un substitut. La différence entre la communauté et le réseau est que vous appartenez à la communauté, mais le réseau vous appartient à vous.

Vous pouvez ajouter des amis et vous pouvez les supprimer, vous contrôlez les personnes avec qui vous êtes en lien. […] Mais sur les réseaux c’est si facile d’ajouter ou de supprimer des amis que vous n’avez pas besoin de compétences sociales, celles que vous développez lorsque vous êtes dans la rue, ou allez au boulot etc., et rencontrez des gens avec qui vous devez avoir une interaction raisonnable. Là, vous avez à faire face aux difficultés liées à un dialogue.

Le Pape François a choisi de donner sa première interview à Eugenio Scalfari, un journaliste italien qui se revendique publiquement athée. C’était un signal : le dialogue réel ce n’est pas de parler avec des gens qui pensent comme vous. Les réseaux sociaux n’apprennent pas à dialoguer, car il est si facile d’éviter la controverse…

Beaucoup de gens utilisent les réseaux sociaux non pas pour unir, non pas pour élargir leurs horizons, mais au contraire pour s’enfermer dans ce que j’appelle une zone de confort, où le seul bruit qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage.

Les réseaux sont très utiles, rendent des services très agréables, mais sont un piège. »

Ce que Bauman décrit se comprend parfaitement pour le F des GAFA : Facebook. Au départ Facebook c’est la communauté de mes amis. A priori, il n’est que prévu de dire qu’on aime, les fameux « like ». Il n’est pas prévu de dire qu’on n’est pas d’accord. Tout ceci illustre parfaitement le propos de Bauman, mais Facebook va encore plus loin, car il trie aussi les informations que publient « mes amis ».

Dans un mot du jour précédent, je vous ai parlé de Yann Le Cun, le génie de l’intelligence artificielle qui travaille chez facebook.  Et Le Cun explique que facebook a besoin de l’intelligence artificielle pour trier les informations pertinentes pour chaque utilisateur, sinon il serait noyé sous les informations. Bref, Facebook apporte à chaque utilisateur les informations qu’il pense intéressant pour lui et avec lesquelles il sera en phase. Non seulement on y rencontre que des amis, mais en plus on évite la controverse.

Et ceci m’amène à évoquer les moteurs de recherche et particulièrement Google. Mais comment faisait-on  avant Google pour trouver une information sur Internet ?

Au départ les informaticiens étaient influencés par leur culture papier et la logique du classement des bibliothèques

Pour trouver un livre on devait aller dans la bonne salle, dans la bonne rangée d’armoire pour finalement arriver au bon endroit.

Alors sur Internet ils avaient inventé des portails ou annuaires où il fallait désigner le domaine dans lequel on cherchait et puis de proche en proche on arrivait à trouver quelque chose.

Avant Google, il y avait Multimania, Geocities, AOL, LYCOS et Alta Vista (littéralement « vue haute » en espagnol). Alta Vista fut mis en ligne à l’adresse web altavista.digital.com en décembre 1995 et développé par des chercheurs de Digital Equipment Corporation. Il fut le plus important moteur de recherche textuelle utilisé avant l’arrivée de Google qui le détrôna.

Google arriva en 1998. Et ce fut une innovation disruptive : On pose une question à Google et Google va trouver les réponses à cette question et les restitue.

On n’est plus dans la culture papier on bascule dans la culture numérique.

En outre Google trouva le graal économique : faire de gigantesques profits avec un service gratuit.

Avouons-le ! Google est génial.

Derrière tout cela il y a de l’intelligence artificielle et évidemment des immenses bases de données où des milliards de pages internet sont indexées, ainsi qu’une puissance de traitement phénoménale.

Si vous voulez en savoir plus et améliorez vos recherches, vous pouvez aller voir cette page : https://support.google.com/websearch/answer/134479?hl=fr

Tout cela est particulièrement utile et positif. Mais, ce serait une erreur que de croire que Google vous montre l’internet tel qu’il est, de manière neutre.

Grâce à Wikipedia on en sait un peu plus sur le moteur de recherche Google.  Ainsi, on apprend que Les requêtes sont limitées à 32 mots. Seuls les 1 000 premiers résultats pertinents pour une requête sont accessibles, et ce même si les correspondances sont plus nombreuses. D’après Google, obtenir plus de 1 000 résultats entraînerait une lourde charge supplémentaire pour une demande finalement assez rare.

1000 résultats sauf si Google considère qu’il y a moins de résultats à la requête. Mille c’est énorme ! totalement disproportionné par rapport à nos capacités humaines.

Ce qui est essentiel c’est les premiers. En règle générale, l’internaute reste sur la première page de réponse, il semble même qu’il ne s’intéresse qu’aux toutes premières réponses.

Ce qui est essentiel, c’est le tri qu’opère Google.

En théorie, le tri assure que les références les plus utiles sont en premier. L’auteur de l’article de Wikipedia ajoute : «difficile à valider.»

Mis à part les ingénieurs de Google et encore je suppose qu’il ne s’agit que d’un petit nombre d’entre eux, personne ne sait comment fonctionne précisément l’algorithme de recherche et de tri.

On pourrait craindre que comme big brother, Google veut nous montrer le monde à sa façon. Comme le dit le poème d’Aragon :

« Et j’ai vu désormais le monde à ta façon.
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines. »

Eh bien, il semblerait que ce n’est pas comme cela que cela se passe.

Ce serait plutôt : « et je vois le monde à ma façon »

Et je me retrouve avec mes semblables, avec celles et ceux qui pensent comme moi !

J’ai lu sous la plume d’un journaliste : L’algorithme, selon de nombreux facteurs pas tous connus, choisit les meilleurs sites, puis, dans une proportion de 20 % environ, les personnalise selon le profil de la personne qui a fait la recherche.

Tout ceci est merveilleux, mais manque singulièrement d’altérité et de contradiction.

Car c’est la contradiction qui nous rend intelligent, soit parce qu’elle permet de nous affermir dans nos convictions, soit parce qu’elle nous permet de changer d’avis.

Un monde où, le djihadiste ne discute qu’avec les djihadistes, le catholique avec les catholiques, le gauchiste avec les gauchistes est un monde stérile, je veux dire un monde qui ne progresse pas.

Il y a une solution dans Google, ne restez pas sur la première page, allez voir les suivantes. Ou encore, utilisez aussi d’autres moteurs de recherche …

En tout cas, ces remarquables outils ne nous montrent pas un internet neutre ou tel qu’il peut se développer dans sa complexité des contenus, c’est cela que je voulais partager avec vous : un monde où le seul bruit qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage.

A propos : le nom Google vient du mot Gogol, nom donné au nombre . Ce nombre a été choisi pour évoquer la capacité de Google à traiter une très grande quantité de données.

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