Lundi 21 novembre 2016

Lundi 21 novembre 2016
«The Rise of the Meritocracy
Ascension de la meritocratic»
Michael Young
La semaine dernière la conférence d’Emmanuel Todd a pu choquer certains quand il met en avant le conformisme des élites en raison des méthodes de leur sélection, il utilise en outre le substantif péjoratif de « tri » à la place de « sélection ». Et quand il oppose à cette élite intelligente mais soumise à la norme castratrice de la pensée unique, des personnes intelligentes et créatrices qui ne font pas parties de cette élite, il ne faut pas mal le comprendre : Il ne prétend pas qu’il faille remplacer tous les membres de l’élite par des personnes tirées au sort du reste de la population pour que la situation s’améliore !
Emmanuel Todd est un provocateur, il use, en outre souvent, d’une arrogance qui le rend très agaçant, mais il soulève de vraies questions. Et cette semaine je vais approfondir cette question en m’appuyant sur une série de chroniques de Brice Couturier dans son émission <Le tour du monde des idées> sur France Culture dans laquelle il quitte résolument la pensée hexagonale pour s’intéresser aux livres, aux articles, aux pensées dans d’autres pays, d’autres langues. Cette série de chroniques diffusées entre le 26 et le 30 septembre 2016 était consacrée à la méritocratie.
Pour revenir à Emmanuel Todd, ce dernier a affirmé plusieurs fois sa conviction qu’une société ne pouvait pas fonctionner sans élite. Il faut une élite ! Mais plusieurs questions sont posées : Comment est recrutée l’élite ? Comment l’élite se comporte t’elle collectivement ? Quelles sont les objectifs qu’elle poursuit et quelles sont ses relations avec les membres de la société qui ne font pas partie de l’élite, comment les considère-t-elle ?
Pendant des siècles, l’élite était constituée des chefs de guerre qui se reproduisaient génétiquement de manière endogène. On les appelait les nobles. Par la suite la noblesse a été remplacée, en partie, par la bourgeoisie la richesse s’est substituée à la naissance et puis on a combiné les deux méthodes : les bourgeois souhaitant également transmettre leur capital et leur pouvoir à leurs enfants.  
Mais peu à peu s’imposa l’idée qu’il fallait que l’élite soit désignée pour son mérite, son intelligence et son instruction. Cette idée nous parait aujourd’hui indiscutable, de bon sens !
Ce système a désormais pris le nom de « méritocratie » 
Wikipedia donne la définition suivante :
« La méritocratie (du latin mereo : être digne, obtenir, et du grec κράτος (krátos) : État, pouvoir, autorité) est un principe d’organisation sociale hiérarchique et inégalitaire qui tend à promouvoir les individus en fonction de leur mérite — démontré par leur investissement dans le travail, efforts, intelligence, qualité ou aptitude — et non d’une origine sociale (système de classe), de la richesse (reproduction sociale) ou des relations individuelles (système de « copinage »). »
Brice Couturier nous apprend que
« [dans] La revue américaine de critique culturelle The Hedgehog Review (La Revue du Hérisson) [On trouve] un article d’Helen Andrews, universitaire australienne, qui fait remonter le concept de méritocratie à une date et à un lieu précis : Londres, 1854. A cette époque, explique-t-elle, William Gladstone, le célèbre homme d’Etat libéral britannique, trouve sur son bureau le rapport qu’il a commandé pour une réforme du service public. La tradition du « patronage » (népotisme en français) voulait alors qu’on récompensât les plus éminentes personnalités de leur soutien aux élections en leur offrant – à eux ou à leurs protégés – des emplois publics. Des strates de fonctionnaires recrutés d’après ce principe s’étaient accumulées. Et les services de l’Etat étaient devenus couteux, désorganisés, incontrôlables.
Les auteurs du Rapport, Northcote et Trevelyan, proposaient en conséquence l’organisation d’un concours annuel de recrutement de la fonction publique, sur la base de connaissances de type universitaire, portant sur des matières allant du grec ancien à la chimie. »
Mais il fallait bien que quelqu’un inventa le terme de méritocratie. Et sur ce point, il ne semble pas qu’il existât de doute, l’inventeur est un sociologue et politicien britannique : Michael Young, Baron Young of Dartington (1915 – 2002).
Brice Couturier explique :
« Michael Young, sociologue britannique, […] aura été l’un des grands intellectuels organiques du Labour. Il est l’auteur du manifeste qui permit aux travaillistes de Clement Attlee de l’emporter, face au conservateur Winston Churchill, en 1945.
Mais si son nom est revenu sur le devant de la scène dans les pays de langue anglaise, ces derniers temps, c’est à cause du livre qu’il a publié en 1958. « The rise of the Meritocraty». [Ce livre] se voulait satirique. C’était une dystopie dans le genre du roman « 1984 », qui avait valu tant de succès à George Orwell une décennie plus tôt.
Michael Young avait décelé une tendance de fond à l’œuvre dans les sociétés occidentales : la tendance des élites à asseoir de plus en plus leur légitimité sur leur intelligence et leurs compétences. Or, cela ne les rendait ni moins arrogantes ni moins dominatrices, bien au contraire. A la fin de son livre, les masses, exaspérées par le mépris et l’autoritarisme de la Méritocratie, se révoltaient en l’an 2033…
Michael Young combattait la méritocratie, explique aujourd’hui son fils, Toby Young, parce qu’il y voyait un moyen de perpétuer et d’accentuer l’inégalité sociale, en la légitimant par le diplôme. Mais, comme il l’écrit dans The Spectator, « une société plus méritocratique ne connaît pas nécessairement une plus forte mobilité sociale ». C’est que, dit-il, « les élites cognitives ont une fâcheuse tendance à l’auto-reproduction ».
Au temps de mon père, écrit Toby Young, la gauche était égalitariste. Aujourd’hui, elle est devenue méritocratique. Or, beaucoup en conviennent: des élites recrutées sur la base d’une sélection par le diplôme peuvent se fourvoyer tout aussi allègrement que celles qui proviennent de la naissance.
Et elles peuvent également privilégier leurs propres intérêts au détriment de ceux du reste de la population. C’est précisément l’idée qui nourrit les populismes d’aujourd’hui.»