Vendredi 18 novembre 2016

Vendredi 18 novembre 2016
« Le libre-échange et le protectionnisme : le consommateur contre le citoyen »
Jean-Marc Daniel et François Ruffin lors d’un débat
Il semblerait donc que les Etats-Unis qui ont été les chantres du libre-échange au cours des dernières décennies soient tentés par le protectionnisme.
Cela me conduit à partager avec vous un débat organisé en septembre par l’émission du <grain à moudre> entre l’économiste Jean-Marc Daniel, défenseur du libre-échange et François Ruffin : journaliste, fondateur et rédacteur en chef du journal Fakir, surtout connu comme réalisateur de « Merci patron ! ». qui préconise des mesures protectionnistes pour protéger et faire revenir des emplois en France.
François Ruffin rappelle qu’entre libre-échange et protectionnisme, il y a eu des allers retours. Et qu’il ne souhaite pas un protectionnisme général et pour toujours. Il parle plutôt d’un outil, d’un bricolage qu’il faut pouvoir utiliser de manière ciblée pour aider une politique industrielle ou de l’emploi.
A cela, Jean-Marc Daniel explique que l’expérience a prouvé que l’ouverture des échanges crée de la croissance et que le protectionnisme protège des rentes et des situations acquises.
Et puis il y eut ce dialogue très simple à comprendre, loin de toute technocratie et posant simplement une question fondamentale :  
Jean-Marc Daniel :
« On vit une crise du lait. Quel est le pays qu’on montre du doigt en ce moment : C’est la Nouvelle Zélande. Parce que la Nouvelle Zélande produit 12 litres de lait par jour et par habitant. [Pourquoi arrive-t-elle à une telle productivité ?]
Parce qu’il y a 30 ans, un premier ministre qui s’appelait David Lange, qui était travailliste, a supprimé toutes les aides et tous les droits de douanes en faveur de l’agriculture en Nouvelle Zélande. A l’époque la Nouvelle Zélande versait 4% de son PIB en subvention publique à l’agriculture Néo-Zélandaise. Il leur a dit : maintenant vous allez vous moderniser, vous allez vous spécialiser, vous allez répondre aux besoins des consommateurs et vous allez immédiatement pouvoir trouver des débouchés. »
Alors le journaliste interroge Ruffin sur le concept du «Consommer français. » Pourquoi ne pas faire confiance au consommateur français, dans la mesure où il connait l’origine du produit, il va acheter français par conviction ?
François Ruffin :
« Je pense qu’il ne faut pas éliminer le citoyen au profit du consommateur. Il n’y a aucune conquête sociale dans notre pays qui ne soit passé par le consommateur ou même qui soit passé par les boycotts. C’est toujours passé par des Lois. Le repos dominical, la limitation du nombre d’heures de travail par semaine. […] Un moment il faut dépasser le cadre de l’individu et se demander qu’est-ce qu’on se fixe comme règles communes. Qu’est-ce qu’on souhaite faire ensemble.
Je pense que passer par le consommateur, et s’en remettre à une démarche individuelle, en plus à un moment où il pousse son caddy […] c’est un moment ou malheureusement on réfléchit avec un porte-monnaie à la place du cerveau, surtout quand on a des moyens financiers limités. Je ne crois pas du tout qu’il faille s’en remettre au consommateur.
[…Il faut du protectionnisme] pour pouvoir refaire de la politique dans le domaine industriel, se demander où produire, que produire : ces questions sont interdites selon moi, dans le régime de libre échange.»
Et vous Jean-Marc Daniel vous contestez aux politiques le droit d’intervenir sur ce terrain ?
«Non mais je refuse aux politiques le droit de me dicter ma conduite. Je leur refuse de me ponctionner mon pouvoir d’achat au nom d’un certains nombres de principes auxquels je n’adhère pas.
Le choix d’acheter le litre de lait à 1,50 € produit dans le massif central ou le produit importé  à 0,70 €, il faut le mettre sur la table. Le citoyen doit pouvoir être mis en possibilité d’être solidaire de ses concitoyens. Mais l’obliger à le faire par nécessité [non…] Le protectionnisme c’est le sacrifice d’une partie de son pouvoir d’achat. Une partie du pouvoir d’achat qui concerne, les classes les plus défavorisées.
[…] On constate que les gens qui consomment le plus de produits d’importation, ce sont les ménages les plus défavorisés et les gens qui consomment le plus de produit nationaux ce sont les ménages les plus favorisés.
Il y a un économiste américain qui dit la classe populaire vit en yuan, la classe moyenne vit en dollar et la classe supérieure vit en euro. […]
Si on fait du protectionnisme ce sont eux qui vont être pénalisés. Le libre-échange c’est le moyen de conserver son pouvoir d’achat auquel nous tenons tous.»
François Ruffin :
«Je souhaite que le citoyen puisse le décider, mais pas le consommateur. Que le citoyen puisse décider quelle sera notre politique commerciale. Est-ce qu’on souhaite des paysans près de chez nous ou est ce qu’on souhaite du lait néo-zélandais. Qu’on pose cette question au niveau politique. Il y a d’autres moyens de décider qu’en laissant la décision aux gens qui poussent leur caddy.
Par ailleurs, les classes populaires ce sont elles qui paient le prix de la mondialisation. Dire que c’est elle les grandes favorisées ! […].»
Jean-Marc Daniel :
« Le libre-échange c’est la garantie du pouvoir d’achat  » […]
Quand Nicolas Sarkozy a voulu instituer une taxe sur les produits chinois, il est simple de comprendre que ce n’est pas les chinois qui auraient payé cette taxe, mais les consommateurs.
Le protectionnisme, c’est une ponction sur le pouvoir d’achat.
On peut concevoir qu’on mette cette question au débat politique en demandant : «  Etes-vous prêt à sacrifier votre pouvoir d’achat pour permettre d’avoir un autre type d’organisation sociale. Mais il faut le poser clairement dans ces termes-là. Il s’agit de sacrifier une partie de son pouvoir d’achat.»
Tranquillement assis dans notre fauteuil, le ventre plein, entouré de tous nos accessoires de modernité nous pouvons adhérer intellectuellement aux propositions de François Ruffin.
Mais dans l’action, dans notre comportement sommes-nous prêts à privilégier le citoyen que nous sommes censés être, par rapport consommateur que nous sommes ?
Les fêtes de fin d’année s’approchent avec des magasins et des centres commerciaux qui vont être assaillis de meutes de consommateurs pour faire plaisir et se faire plaisir. Car la publicité et le discours économiste orthodoxe relayés par nos gouvernants associent la consommation avec le plaisir et se réjouissent de ce comportement de consommateur compulsif.
Mon ami Jean-François de Dijon m’a envoyé ces paroles extraites d’une chanson de léonard Cohen qui vient de nous quitter la veille de l’élection américaine, paroles qui me paraissent particulièrement appropriées à notre temps :  
«There is a crack in everything
That’s how the light gets in. »
Il y a une fissure en toute chose
C’est ainsi qu’entre la lumière.