Mardi 08/11/2016

Mardi 08/11/2016
« Post-truth politics »
La politique post-vérité
Katharine Viner  rédactrice en chef du Guardian
C’est donc aujourd’hui que les états-uniens vont choisir leur 45ème président, Barack Obama ayant été le 44ème.
Dans le mot du jour d’hier était évoqué le concept de « l’ère post-vérité » dont Donald Trump est un des meilleurs pratiquants. Mais ce sont des anglais qui ont inventé ce concept suite au Brexit, en constatant que les principaux arguments qui ont été utilisés pour convaincre les britanniques de voter pour le Brexit étaient des mensonges par exemple que l’intégralité de la contribution britannique à l’Union européenne pourrait être utilisé pour améliorer leur système de santé alors qu’aujourd’hui cette masse d’argent ne servirait à rien aux habitants de Grande Bretagne.
<C’est par une émission des matins de France Culture que j’ai été sensibilisé à cette réalité> où la vérité ne semble plus présenter aucune importance. C’est à dire que l’homme politique peut dire n’importe quoi, que des sites nombreux et documentés prouvent que ce qu’il dit est faux, mais que cela ne présente aucune importance par rapport aux votes des citoyens.
C’est pour moi une grande déception. J’avais pensé qu’Internet permettrait de combattre le mensonge notamment politique. Force est de constater que ce n’est pas vrai. Le journaliste Hubert Guillaud l’explique par cette formule : «la vérité devient une opinion parmi d’autres »
L’émission de France Culture présente le sujet de la manière suivante : « L’alliance involontaire entre les populistes conservateurs et les géants de l’internet n’est pas sans conséquence sur notre vie démocratique : à l’heure de la politique en ligne, doit-on faire le deuil de la vérité ?
Ce sont deux articles du quotidien londonien The Guardian et de l’hebdomadaire anglais The Economist qui ont fait grand bruit outre-manche et ont lancé ce débat. Alors qu’on pensait intuitivement que l’armée de commentateurs vigilants des réseaux sociaux et la mémoire infinie offerte par internet allait contraindre les hommes politiques à plus de prudence dans leur parole publique, il apparaît avec l’ascension de Donald Trump et la victoire surprise du Brexit en Angleterre qu’il n’en est rien. Mal surveillés par des journalistes, incapables d’allier l’info en continu et un travail approfondi de vérification, misant sur la liberté d’expression totale offerte par les réseaux sociaux, les populistes ne s’embarrassent plus de précautions et répandent dès qu’ils le peuvent exagérations, demi-vérités, rumeurs et mensonges. Aidés par des algorithmes conçus pour orienter les internautes vers des contenus susceptibles de leur plaire, ils bénéficient d’une caisse de résonance nouvelle et, à en croire les grandes tendances électorales, redoutablement efficace.
Nous recevons pour en parler Gérald Bronner, sociologue, auteur de « La Démocratie des crédules » (Editions PUF) , et en deuxième partie d’émission, Cédric Mathiot, journaliste et créateur de la rubrique « Désintox » du journal Libération, qui a publié “Petit précis des bobards de campagne” (Editions Presses de la Cité) en 2012.»
Katharine Viner, rédactrice en chef du Guardian a en effet publié un article analysant comment la technologie bouleverse la vérité (un article que vient de traduire Courrier International). Article que mon ami Jean-François de Dijon m’a également signalé. Il m’a d’ailleurs envoyé le scan de cet article que je joins à l’article.
J’ai trouvé un autre long article qui approfondit ce sujet et dont je vous cite de très larges extraits :
« L’article de Katharine Viner nous explique qu’à l’heure des réseaux sociaux, la vérité ne compte plus. La journaliste prend notamment l’exemple du Brexit détaillant le fait que les arguments de ceux qui ont fait campagne pour la sortie du Royaume-Uni de l’Europe se sont écroulés le lendemain même de l’élection. « Le Brexit a été le premier scrutin d’une nouvelle ère, celle de la politique post-vérité. Les partisans du maintien du Royaume-Uni dans l’UE ont bien – mollement – tenté de démontrer les mensonges du camp adverse en s’appuyant sur des faits, mais ils ont vite découvert que les faits ne pesaient pas lourd dans les débats».
Pour elle, la presse eurosceptique a fait feu de tout bord pour créer un lien émotionnel qui l’a largement emporté sur la présentation factuelle de l’autre camp. Et les réseaux sociaux notamment ont renforcé l’absence de consensus, l’absence de vérité partagée. Les rumeurs et les mensonges l’ont emporté sur les faits. « A l’heure du numérique, il n’a jamais été aussi facile de publier des informations mensongères qui sont immédiatement reprises et passent pour des vérités. » Pour la journaliste, combattre cette escalade de désinformation nécessite des organes de presse fiables pour parvenir à dissiper les rumeurs…
C’est oublier peut-être que l’enjeu, en fait, n’est pas la vérité. Dans les conversations et les rumeurs que l’on colporte, la vérité n’a pas sa place…. « Les gens relaient les opinions des autres, même s’il s’agit de mensonges ou d’informations fallacieuses ou incomplètes, parce qu’ils ont le sentiment d’avoir appris quelque chose d’important », explique Danielle Citron spécialiste du harcèlement en ligne.
Et les algorithmes des médias sociaux qui nous enferment dans nos bulles de filtres nous proposent une vision du monde soigneusement sélectionnée pour aller dans le sens de nos croyances et de nos convictions, nous éloignant de toutes réfutations. Sur Facebook, Tom Steinberg (@steiny), le fondateur de MySociety, au lendemain du Brexit, disait : « Je cherche activement des gens qui se réjouissent de la victoire des pro-Brexit sur Facebook, mais les filtres sont tellement forts et tellement intégrés aux fonctions de recherche personnalisées sur des plateformes comme Facebook que je n’arrive pas à trouver une seule personne contente de ce résultat électoral, et ce alors que près de la moitié du pays est clairement euphorique aujourd’hui »… Pour lui, il y a là un facteur de division extrêmement grave de la société : « nous ne pouvons pas vivre dans un pays où la moitié des gens ne savent strictement rien de l’autre moitié ».
Pourtant, peut-on accuser seulement les réseaux sociaux et la personnalisation algorithmique de cette évolution ? Nos bulles de filtres et nos chambres d’échos sont-elles les seules responsables de cette évolution ?
Pour Emily Bell, directrice du Tow Center for Digital Journalism de l’université de Columbia, les organes de presse ne contrôlent plus la diffusion de leurs contenus. Et les réseaux sociaux concentrent un pouvoir d’accès à l’information qui n’a jamais existé jusqu’à présent. A l’image de ce que révélait la récente grande enquête du New York Times Magazine montrant la puissance de nouveaux médias politiques qui fabriquent du contenu uniquement pour Facebook, dont le but n’est pas d’attirer les internautes vers des articles, mais de développer le partage et les revenus, sans aucune déontologie en faveur de la prudence ou la véracité de l’information. Comme le soulignait la lecture par Xavier de la Porte de cet article : « ces sites privilégient ce qui choque (…). Ils fabriquent des mèmes (c’est-à-dire des motifs que les internautes vont utiliser, détourner, partager). (…) Ils ne poursuivent pas tous un but politique », mais parfois seulement un but commercial, où le clic est le seul modèle d’affaires.
Katharine Viner pointe la même dérive des contenus taillés sur mesure pour ces outils sociaux, cette junk food news… Pour elle « trop d’entreprises de presse mesurent leurs contenus en termes de viralité au détriment de la qualité ou de la vérité ». Les rumeurs et les mensonges circulent plus rapidement du fait de leur caractère sensationnel. L’important n’est plus que les histoires soient vraies, mais que les gens cliquent ! Pour Katharine Viner, « l’ère des faits est révolue ».
[…] Katharine Viner analyse ce changement depuis la presse : la presse en ligne s’appuie sur un modèle fondé sur le nombre de clics, l’audience. Or, dans cette logique, face à des contenus conçus pour la viralité, la presse ne peut que perdre la bataille de la vérité. La solution repose-t-elle sur un nouveau modèle économique de la presse, comme l’appelle de ses vœux la journaliste ? C’est certainement croire trop rapidement que les nouveaux acteurs de l’information qui exploitent très bien ces outils sociaux relèvent d’un projet éditorial de type presse… Or, comme le montrait l’enquête du New York Times, l’objectif de ces nouveaux acteurs et la façon même dont fonctionnent les médias sociaux n’est pas exactement le même que ceux d’un média.
L’enjeu ne semble pas tant de renforcer la déontologie de la presse que de laisser le champ libre à ces acteurs qui exploitent les médias sociaux, sans avoir toujours réellement des liens avec une forme de presse. Plus que de définir le rôle des médias dans un espace public fragmenté et déstabilisé, l’enjeu tient peut-être plus d’évoquer ces nouveaux objets médiatiques qui utilisent les réseaux sociaux pour démultiplier leur audience. […]
Pour le spécialiste Jayson Harsin, c’est un ensemble de conditions convergentes qui ont créé les conditions de ce nouveau régime de post-vérité explique-t-il dans un article publié dans la revue Communication, Culture & Critique. Pour lui, ces changements ne relèvent pas seulement de la responsabilité des réseaux sociaux. Mais tiennent aussi du développement de la communication politique professionnelle et du marketing politique. Ils relèvent également du développement des sciences cognitives et comportementales et du marketing qui permet l’utilisation stratégique des rumeurs et mensonges de manière toujours plus ciblés, de la fragmentation des médias et des gardiens de l’information centralisée ; de la surcharge d’information et son accélération ; ainsi que des algorithmes qui régissent, classent et personnalisent l’information à laquelle on accède. Un ensemble d’éléments convergents qui empêche un retour à des formes antérieures de journalisme, comme l’appelle Viner.
Comme le souligne Harsin, même l’explosion du fact checking, cette pratique de vérification des arguments, n’a pas été capable de rétablir l’autorité des médias. Pire, estime-t-il, les rumeurs prennent une place de plus en plus importante dans l’économie de l’attention… Pourtant, souligne le chercheur, la surcharge informationnelle et la démultiplication de l’information ne sont pas des explications suffisantes. « La géographie de l’information et de la vérité s’est déplacée comme la temporalité de la consommation de médias : elle n’est plus délivrée le matin ou le soir, mais elle est composée de millions d’alertes et de vibrations (…) et les informations se déplient dans une économie de l’attention de plus en plus chargée affectivement et constamment connectée ». Pour Harsin, c’est la marque d’un changement du régime de vérité au profit de marchés dédiés qui produisent, planifient et managent l’information par l’entremise de l’analyse prédictive. L’information tient désormais plus d’un marché que d’un espace public et citoyen. […]
Dans le New York Times, l’économiste britannique William Davies (@davies_will), revient également sur ce sujet. Les acteurs de la production d’information se sont démultipliés, rappelle-t-il. « Si les journaux peuvent tenter de résister aux excès de la démagogie populiste, ils ont plus de mal à répondre à la crise des faits », c’est-à-dire à l’inflation des sources, des études… dont le niveau de crédibilité est trop insuffisamment évalué.
[…] Or, souligne Davies, nous sommes au milieu d’une transition qui nous fait passer d’une société de faits à une société de données. Selon lui, la confusion règne autour de l’état exact des connaissances et des chiffres dans l’espace public, exacerbant le sentiment que la vérité elle-même est en train d’être abandonnée. Pour Davies, nous sommes confrontés à un volume sans précédent de données, mais celles-ci sont surtout utilisées pour recueillir le sentiment des gens. Les marchés financiers eux-mêmes ne sont plus tant des faits que des outils d’analyse des sentiments des investisseurs. « Une fois que les chiffres sont considérés comme des indicateurs de sentiment plutôt que comme des déclarations sur la réalité, comment pouvons-nous avoir un consensus sur la nature des problèmes sociaux, économiques et environnementaux ou pire encore, nous entendre sur les solutions à y apporter ? » Les mensonges et les théories du complot prospèrent donc. Et tandis que nous avons toujours plus de moyens pour mesurer combien de personnes croient en ces théories, il semble que nous ayons de moins en moins de moyens pour les persuader de les abandonner.
[…]
Dans une tribune livrée à FastCoExist,  [l’essayiste Douglas Ruskoff] rappelle que les promoteurs des nouvelles technologies ont longtemps pensé que le numérique allait nous aider à nous connecter au monde entier, annonçant, un peu naïvement, une nouvelle communauté mondiale de pairs promettant de nous libérer des frontières entre les hommes… Ce n’est pas ce qui est vraiment arrivé.
Loin de seulement abêtir les foules comme on le lui reproche facilement, la télévision a créé une société plus ouverte, plus globale. Grâce à la télévision, les gens ont pu voir pour la première fois comment la vie se déroulait ailleurs. « La télévision nous a tous connectés et a brisé les frontières nationales », estime-t-il. Or, pour Ruskoff, l’environnement des médias numériques est différent : il repose d’abord sur la polarisation et la distinction. Les médias numériques valorisent des choix binaires : ce que vous appréciez ou n’appréciez pas, ce avec quoi vous êtes d’accord ou pas, noir ou blanc, riche ou pauvre. Leur fonctionnement favorise une boucle de rétroaction qui auto-renforce chaque choix que nous faisons, qui personnalise nos contenus et nous isole davantage dans nos propres bulles de filtre. « L’internet nous aide à prendre parti » – pourtant, il faut rappeler que cette question de la polarisation reste discutée. Ce qui est sûr, c’est que les médias numériques offrent un environnement très différent de celui de la télévision.
[…] Force est de reconnaître que pour l’instant, les solutions au problème sont plutôt rares. Certes, on peut améliorer la vérification des faits. Nombre d’entreprises développent des outils permettant de mesurer la fiabilité de l’information. Pas sûr pourtant que cela ait beaucoup d’impact sur tous ceux qui ont d’autres motivations que propager la vérité. Les appels à améliorer la qualité de l’actualité associent surtout des médias traditionnels qui sont, finalement, assez peu les moteurs de cette détérioration. Si la réponse est vertueuse, la cible ne semble pas être adaptée au problème, à l’image de la coalition récente First Draft News. En fait, comme le souligne Clay Shirky dans le New Scientist, nous ne sommes pas dans une guerre de l’information, mais dans une guerre culturelle. Le problème de ces réponses est qu’elles n’abordent qu’une partie du problème. Avancer un argument politique qui porte n’a pas grand-chose à voir avec la vérité. L’émotion et l’autorité comptent tout autant, sinon plus, que la vérité. Nous ne sommes plus à l’ère de la post-vérité, mais bien à celle du mensonge éhonté, où la vérité devient une opinion parmi d’autres…»
Vous trouverez l’article complet écrit par Hubert Guillaud derrière <ce lien>
Je vais prendre quelques jours de congé, le prochain mot du jour sera envoyé le 14 novembre 2016.