Lundi 13 Juin 2016

Lundi 13 Juin 2016
«Je suis énervé, je suis irrité, parce que je trouve qu’il y a une absence de conscience dans ce pays de ce qui est en jeu.»
Alain Touraine, lors de l’émission de France Culture « Dimanche et après du 29/05/2016 »
La loi travail dit Loi El Khomri a créé une tension énorme en France, elle oppose notamment les syndicats avec dans le camp des défenseurs de la loi, seconde mouture, la CFDT et dans le camp des opposants la CGT et FO.
Du point de vue étranger, personne ne comprend la crispation française devant une Loi qui leur semble très peu libérale au goût des standards internationaux. Elle accrédite l’idée que la France est irréformable.
Pour ma part, elle me plonge dans un océan de perplexité.
Dans un premier temps j’ai cru comprendre que Robert Badinter aidé du spécialiste du droit du travail Antoine Lyon-Caen a convaincu tout le monde que le code du travail devait être simplifié.
Le résultat qui est la loi de la ministre El Khomri est un pavé de plus de 500 pages assez illisibles. C’est une curieuse manière de simplifier !
Grosso modo, et c’est ce qui plait à la CFDT, cette loi s’efforce de séparer les droits des salariés de l’entreprise dont ils sont  temporairement salarié (étant donné la disparition de l’emploi à vie dans la même entreprise). Cette évolution s’appelle le C.P.A.. Le Compte Personnel d’Activité permettra à chacun, grâce à un point d’entrée unique sur internet, d’accéder facilement à ses droits et de les mobiliser de façon autonome.
Pour le reste, l’essentiel est de donner de la souplesse et de la flexibilité en permettant de réaliser des négociations et des compromis au niveau des entreprises par des accords entre des syndicats et le patron de l’entreprise, compromis qui peuvent sur certains points être plus défavorables aux salariés que les conditions standards prévus au niveau de la Loi ou de la Branche, tout en respectant cependant des minimums imposés quand même par la Loi.
Les optimistes disent que les salariés et leurs représentants ne sont pas stupides, ils ne sont pas obligés de négocier et que s’ils négocient ils pourront céder sur certains points mais pour mieux obtenir d’autres avantages.
Les pessimistes considèrent que la négociation au niveau de l’entreprise se passe dans un rapport de force très défavorable aux salariés et que cela entraînera un dumping social entre entreprises.
Troisième point, il s’agit de faciliter et de simplifier les licenciements.
Les optimistes disant que si les employeurs savent qu’ils peuvent facilement mettre fin à un CDI, à moindre frais, ils embaucheront d’autant plus facilement des salariés dès que leur activité le leur permet.
Les pessimistes trouvant simplement que faciliter le licenciement, conduira mécaniquement à plus de licenciements et donc plus de chômage.
Pour essayer d’éclairer ce débat je ne donnerai pas la parole à des libéraux qui trouvent cette Loi largement insuffisante surtout dans sa seconde mouture, ni à ceux qui à gauche estiment que cette loi constitue « le mal libéral absolu ».
Je donnerai d’abord la parole au glorieux père d’une des ministres du gouvernement à savoir : Alain Touraine, grand sociologue proche de Michel Rocard et qui aura 91 ans en août prochain, bref le contraire d’un révolutionnaire ou d’un jeune excité.
Il avait même soutenu avec vigueur François Hollande en 2012 en publiant cette tribune : < M. Hollande porte les valeurs d’une nouvelle gauche réformatrice>
Il était l’invité d’Olivia Gesbert lors de l’émission <Dimanche et après du 29/05/2016>
Et voilà ce qu’il a dit lors de cette émission :
« Ce qui me fait pleurer, devant cette situation que nous vivons, c’est que j’ai l’impression d’assister en France à la fin de ce qu’on a appelé le mouvement ouvrier. Quand j’ai vu la première version du projet de loi, j’ai eu l’impression que tout ce qui a été fait et gagné pendant 50 ans a été perdu. On parle d’inverser les normes, tout ceci a l’air de détails techniques mais ce ne sont pas des détails techniques. Vous avez en ce moment un pays qui sort avec beaucoup de difficultés de ce qu’on a appelé le monde industriel. Il ne sait pas très bien dans quel autre monde on va entrer mais on sait ce qu’on a gagné à l’époque industrielle et soudain on nous le fout en l’air et c’est tout à fait inacceptable. […]
Il s’agit de beaucoup plus que d’un modèle social, il s’agit de 100 ans de notre histoire. De 100 ans dont il faut sortir pour entrer dans un monde nouveau mais dont il faut sortir si on assure nos arrières, pas si on retourne à des situations insupportables. Or la première version de ce texte était insupportable pour des millions de gens. Je ne dis pas que c’était l’intention du gouvernement .Je dis que quand on parle du code du travail on ne parle pas du code de la route, c’est d’une toute autre importance, c’est des siècles de grèves, de luttes. Donner aux gens le sentiment qu’on va effacer tout ça pour être compétitif par rapport à tel ou tel pays c’est insultant.[…]
C’est quand même une chose grave. Il y a une incompréhension dont il faut sortir. Le problème de la France c’est qu’elle est en désindustrialisation. La France est un pays moins industriel que l’Italie alors que c’était le contraire pendant 100 ans.
Notre grande affaire [est que nous sommes entrés] dans un monde nouveau, dans un monde global, de l’ensemble de la planète […] il s’agit de faire que le monde du travail qui est la base de notre société comprenne qu’il ne s’agit pas de défendre des intérêts acquis […] mais de se battre contre autre chose, et de faire changer [la nouvelle] société qui se profile déjà devant nous. […]
Ce n’est pas la gauche qui a perdu le sens de l’histoire du peuple, c’est toute la classe politique, la gauche, la droite et le centre, c’est tout le monde politique.
L’Europe par exemple, il y a 30 ans on n’y croyait, on n’y croit plus.
On a cru qu’on allait reprendre la croissance après la grande crise financière, il n’y a pas de reprise.
Nous sommes aujourd’hui un continent qui n’a plus de sens, qui ne trouve plus de sens à rien, qui ne pense plus, qui n’agit plus.
Aujourd’hui on ne parle plus que de l’économie avec ses bons et ses mauvais côtés. Comme s’il n’y avait pas d’acteurs, comme si les gens n’existaient pas, que les gens n’avaient pas de sentiments, pas d’émotions, des désirs, des colères.
Nous faisons comme si le monde où nous sommes n’avait aucun sens. C’est ça le fond de l’affaire.[…]
Il s’agit face à un monde où nous risquons d’être foutus en l’air, d’être jeté dans un trou il s’agit de savoir si nous allons arriver à nous entendre pour passer à l’étape suivante. Ce qui suppose qu’on ne fait pas reculer ceux qui ont déjà le moins. On n’entre pas dans l’avenir en ne tenant aucun compte de ceux qui n’ont pas eu la gloire du passé, la richesse du passé en leur disant simplement : attendez un peu, dans un siècle ou deux on essayera d’arranger tout ça.
Je suis énervé, je suis irrité, parce que je trouve qu’il y a une absence de conscience dans ce pays de ce qui est en jeu.
Parlons concrètement, parler aujourd’hui problèmes des Français n’a aucun sens. Tout ce qui se passe en France, comme en Allemagne, comme en Argentine tout ça, ça se joue au niveau mondial […]
On se bagarre sur les choses du monde du passé et ces bagarres profitent à ceux qui ont été les profiteurs du passé. Nous sommes une société en petits morceaux alors que nous devons nous mettre à l’échelle du monde. Il ne faut pas renoncer aux droits sociaux il faut les élargir, il faut les repenser
Les débats ne sont pas à la hauteur des problèmes extrêmement graves dans lesquelles nous nous trouvons. »
Un autre supporter du candidat François Hollande  et économiste raisonnable Daniel Cohen a dit <Au départ, la loi El Khomri était totalement déséquilibrée> et il ajoute <La loi Travail reste déséquilibrée>
Daniel Cohen affirme notamment qu’un des manques de la loi celle qu’elle ne permet pas “de ressourcer le syndicalisme” car pour que les négociations au niveau de l’entreprise puisse être efficace et équilibrée il faut un syndicalisme fort.
​Mais je retiens surtout de la saine colère d’Alain Touraine, qu’il faut savoir donner du sens à une réforme, c’est cela l’essence du réformateur sinon on a affaire à un technocrate qui lui se cache derrière des mesures techniques…