Mercredi 18 mai 2016

Mercredi 18 mai 2016
« Une course à mort est engagée entre la technologie et la politique. »
Peter Thiel un des fondateurs de Paypal
Cité par Marc Dugain et Christophe Labbé dans leur livre « L’Homme nu »
Le romancier Marc Dugain et le journaliste Christophe Labbé viennent de faire paraître, chez Plon, un livre : « L’Homme nu » qui a pour sous-titre : « La dictature invisible du numérique »
Dans cet ouvrage ils expliquent en détail la force des “Big data” dans nos vies aujourd’hui et surtout ce que les maîtres de l’internet et des objets connectés seront capables de réaliser et de diriger demain.
Sur le chemin de leurs ambitions, se dresse une structure qui les embarrasse et qu’ils qualifient tantôt d’inefficace, tantôt d’archaïque et quelquefois des deux : L’Etat.
Cette vieille structure qui crée le Droit et la Loi, ces deux concepts qui ont pour ambition de protéger le faible contre le fort. Ce n’est pas toujours concluant, mais il suffit de voir ce qui se passe dans des pays dans lesquels l’Etat est chancelant, comme la Somalie ou l’Irak, dans ce cas plus rien ne protège le faible.
L’Etat qui dans nos contrées a inventé l’Etat social ou providence comme le préconisait William Beveridge dans son célèbre rapport de 1942.
L’Etat qui est dirigé par la politique, c’est à dire une assemblée de citoyens qui élit des parlementaires, donne son avis, choisit entre plusieurs propositions politiques.
J’ai acheté ce livre et je partage avec vous cet extrait que je tire des pages 22 à 28 :
«Depuis 2010, l’humanité produit autant d’informations en deux jours qu’elle ne l’a fait depuis l’invention de l’écriture il y a 5300 ans. 98 % de ces informations sont aujourd’hui consignés sous forme numérique.
On assiste à une véritable mise en données du monde. […]
Si 70 % des données générées le sont directement par les individus connectés, ce sont des entreprises privées qui les exploitent. C’est ainsi qu’Apple, Microsoft, Google ou Facebook détiennent aujourd’hui 80 % des informations personnelles numériques de l’Humanité. Ce gisement constitue le nouvel or noir. Rien qu’aux États-Unis, le chiffre d’affaire mondiale de la big data, le terme n’a fait son entrée dans le dictionnaire qu’en 2008, s’élève à 8,9 milliards de dollars. En croissance de 40 % par an il devrait dépasser les 24 milliards en 2016.
Les GAFA ont réussi à conquérir en une dizaine d’années l’ensemble du monde numérique. Ces « sociétés du septième continent », comme on les appelle, sont la nouvelle incarnation de l’hyper puissance américaine. […]
Les GAFA ont construit leur puissance au détriment des individus. L’exact inverse de ce qu’elles prétendent. Le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, a ainsi expliqué ou 31 millions d’internautes qui le suivent sur le réseau social son coup de cœur pour The End of Power de Moisés Naim. Un livre qui, explique-t-il avec enthousiasme, raconte « comment le monde change pour donner davantage de pouvoirs aux individus aux dépens des grandes organisations comme les gouvernements ou l’armée ». Selon Zuckerberg, l’individu se libère puisque le véritable pouvoir n’est plus centralisé entre les mains d’un Etat, mais dépend des individus et des liens sociaux qu’ils tissent entre eux, ce que permet de faire notamment Facebook…
Le voilà, l’ennemi : la puissance étatique. Pour la plupart des entrepreneurs de la Silicon Valley, l’État dans sa forme actuelle est l’obstacle à abattre. Leur crainte ce n’est pas Big Brother, mais Big Father. Patri Friedman, petit-fils du célèbre économiste libéral Milton Friedman et ancien ingénieur chez Google, considère le gouvernement comme « une industrie inefficace » et la démocratie comme « inadaptée ». Il explique à qui veut l’entendre que le système politique actuel est sclérosé, les règles de régulation du commerce de l’usage des données privées et publiques obsolètes, et que tout cela empêche le progrès. Patri Friedman milite en faveur d’une sécession des entrepreneurs de la high-tech. En 2008, il a mis sur pied le Seasteading Institude, dont l’objectif est de couvrir la planète de « villes nations flottantes » échappant à la souveraineté des Etats. Friedman a déjà levé 1,5 millions de dollars auprès du multimilliardaire Peter Thiel, à l’origine de PayPal, le leader mondial du paiement en ligne, aujourd’hui principal concurrent du réseau des cartes de crédit.  Le même a déclaré en avril 2009, sur le site du libertarien think tank Cato Institute, qu’«une course à mort était engagée entre la technologie et la politique».
À l’automne 2013, quand un conflit sur le budget a forcé le gouvernement fédéral américain à fermer provisoirement une partie de ses services, Peter Thiel a aussitôt taclé : « les entreprises transcendent le pouvoir. Si elles ferment, le marché boursier s’effondre. Si le gouvernement ferme, rien n’arrive, et nous continuons à avancer parce que cela n’a pas d’importance. La paralysie du gouvernement est en réalité bonne pour nous tous. » »
Un monde dont on aura retiré toute politique pour ne laisser jouer que la loi du marché me semble quelque chose d’assez proche de la jungle.
L’article du Point qui présente ce livre, finit son analyse par ces considérations :  
« Pour les big data, la démocratie est obsolète, tout comme ses valeurs universelles. Exit le concept de citoyen inventé par les Grecs ! Antoinette Rouvroy, chercheuse en droit de l’université de Namur, estime que ces firmes visent une « gouvernementalité algorithmique ». Un mode de gouvernement inédit « opérant par configuration anticipative des possibles plutôt que par réglementation des conduites, et ne s’adressant aux individus que par voie d’alertes provoquant des réflexes plutôt qu’en s’appuyant sur leurs capacités d’entendement et de volonté ».
Le futur configuré par les big data risque donc d’être la déclinaison d’un mode de société où Etat-nation et classe politique vont s’évaporer jusqu’à disparaître. Les démocraties s’essoufflent, autant que leur système de représentation. Est-ce que voter tous les quatre ou cinq ans aura encore une signification quand, dans quelques années, les big data seront capables de connaître en temps réel la réaction de chaque individu à toute proposition sur l’organisation collective de la société ? C’est peu probable. »
Marc Dugain était l’invité de France Inter : http://www.franceinter.fr/emission-linvite-du-57-marc-dugain