Lundi 5 octobre 2015

«PDV MV PDV» Pas de vague, mon vieux, pas de vague
Règle appliquée par les énarques selon Adeline Baldacchino

Le 15 septembre, les matins de France Culture avaient pour thème : La France une société bloquée ?

Le titre de l’émission fait référence à un livre que j’ai lu lors de mes études de Droit, début des années 1980, mais qui avait été publié en 1971, il y a près de 45 ans : «La France bloquée l» de Michel Crozier.

Le site de l’éditeur, le Seuil, donne ce résumé :

«Si l’on veut faire bouger cette société bloquée qu’est devenue la société française, il faut absolument secouer le carcan que fait peser sur elle la passion de commandement, de contrôle et de logique simpliste qui anime les grands commis, les patrons, les techniciens et mandarins divers qui nous gouvernent, tous trop brillants, trop compétents et trop également dépassés par les exigences de développement économique et social»

Dans cette émission, Guillaume Erner a invité Eric Maurin, directeur d’études à l’EHESS et auteur de «La fabrique du conformisme» (Seuil, 10 septembre 2015). Peter Gumbel, journaliste et auteur de «Ces écoles pas comme les autres : à la rencontre des dissidents de l’éducation» (La Librairie Vuibert, 14 août 2015). Le mot du jour du 18 juin 2013 était consacré à ce dernier : «Le bassin dans lequel on pêche l’élite française est minuscule» diagnostic qu’il avait explicité dans son livre «Elite Academy» Enquête sur la France malade de ses grandes écoles,

La dernière invitée était une pétillante jeune énarque issue de la promotion 2007-2009 et auteure de «La ferme des énarques» (Michalon, 3 septembre 2015) : Adeline Baldacchino. Le titre de son livre s’inspire du livre écrit en 1945 par George Orwell, «la ferme des animaux» où les animaux se révoltent contre les humains, les chassent de la ferme et prennent le pouvoir qui se transformera en dictature. C’est une satire de la révolution russe et du stalinisme.

C’est cette énarque qui révèle le véritable mot d’ordre des énarques. Vous savez peut être que la devise de l’ENA est «servir sans s’asservir» certains ajoutant « et sans se servir».

Mais Adeline Baldacchino nous rapporte que dans son action quotidienne, l’énarque qui pense à sa carrière va plutôt mettre en œuvre ce conseil d’ancien, synthétisé par un acronyme :

«PDV MV PDV», «Pas de vague, mon vieux, pas de vague.»

Elle en ajoute un autre dans l’émission :

«MRVC», «Mon remplaçant verra ça».

Vous comprendrez donc aisément que sur cette base on ne peut aboutir qu’à une société bloquée puisque nous sommes, dans ce cas, dans un univers où tous les conservatismes sont préférables à la vraie réforme, à celle qui permet de se hisser aux défis de la modernité.

Pour illustrer son livre, Adeline Baldacchino a choisi les trois singes de la sagesse chinoise qui se cache les yeux, se bouche les oreilles et se ferme la bouche : Refuser de voir, d’entendre et de parler.

Dans un article du <Figaro> on lit : Dans cette école qui enseigne à «dé-penser», où l’on n’apprend rien que l’on n’ait déjà appris à Sciences Po – hormis pendant les stages – la culture se réduit à des fiches, des résumés, des condensés, des «petits pots de la pensée», plus digestes et surtout plus utiles. Car à l’ENA on ne lit pas. Ou à la rigueur la presse. «Le Canard enchaîné est le petit vice secret [de l’énarque], mais il ne circulera jamais en public avec autre chose que Le Monde ou Les Echos dans les couloirs de l’école. Alternatives économiques relève du domaine de la grande subversion. […] Le dernier BHL peut tout de même se lire en terrasse

Mais je trouve particulièrement révélateur cet entretien de Adeline Balacchino sur le <site acteurs publics> :

«Un jour, donc, je lançai l’idée d’accueillir une fois par mois à Strasbourg un écrivain, éventuellement ex ou actuel fonctionnaire si cela devait permettre d’amadouer l’école, de lui proposer de faire une conférence sur sa vision du service public, et de dîner avec eux en organisant le débat. Je pensais à Orsenna pour commencer, j’avais envie de le rencontrer à cause de sa belle histoire de la mondialisation, Sur la route du papier.

On me regarda avec des yeux ronds, très ronds. Pour quoi faire ?

Dans quel module cela s’inscrirait-il ?

Gestion et management public, sûrement pas. Légistique, encore moins. Finances publiques, ne plaisantons pas. Pour quoi faire ?

L’école, ce n’est pas la création, ce n’est pas l’innovation, c’est la gestion, on vous a dit. De l’existant. De ce qui est. Quant à ce qui devrait être…

J’imaginais bêtement en arrivant à Strasbourg que nous aurions de vastes débats sur l’économie du bien-être, les théories politiques post-rawlsiennes de la redistribution sociale, l’état des recherches sur la lutte contre la pauvreté, la fiabilité des techniques de sondage, les questions de responsabilité du fonctionnaire, les génocides, les théocraties, Foucault et l’Iran, la désobéissance civile, les minimas sociaux et les effets de seuil, les politiques éducatives, la transition énergétique…

J’imaginais follement un croisement entre le monde des intellectuels, chercheurs, scientifiques et celui des administrateurs, gestionnaires, managers. Je me disais que tout ce que j’avais lu pourrait enfin irriguer le vrai monde où l’on fait (…).

Or, non. Cela n’existe pas. Cela n’est pas fait pour ça. L’économie, par exemple, on l’étudie, non pour comprendre ses usages possibles mais pour savoir ce qu’il faut en dire.

Ainsi, l’énarque lambda sortira-t-il à la direction du budget. Il n’aura qu’une idée très limitée, parfaitement scolaire (au mieux, elle tient dans la lecture et la relecture du manuel de référence qu’on nomme le « Pisani-Ferry ») des mécanismes économiques.

Ne parlons pas de débats. Mais il sera sûr d’une chose, absolument. Il faut – parce que « c’est bien » –, dans le bon ordre : faire des économies, tenir le cap de la rigueur budgétaire, maîtriser la dépense, affamer la Grèce mais ils n’avaient qu’à payer leurs impôts plus tôt, proposer une trajectoire d’équilibre des comptes publics, ne pas fâcher la Commission européenne, ne pas parler, jamais, tabou, des keynésiens, de Joseph Stiglitz ou de Paul Krugman (…).

Mais tout cela, l’énarque n’en parle pas, c’est trop dangereux, car d’une part ce n’est pas « ce qu’il faut dire », d’autre part il n’y connaît rien, donc il ne prendra pas le risque d’affirmer l’inverse.

Il lui suffit de savoir que ce n’est pas ce qu’il faut dire. Il est fin prêt pour la direction du budget, ou pour le cabinet du ministre des Finances. Il y prêchera l’austérité, même contra-cyclique, même à contretemps, même contre toute évidence, parce que c’est ce qu’on lui a dit qu’il fallait dire, un jour.»

Les énarques sont sélectionnés par rapport à leur capacité de redire et de refaire ce qui a toujours été fait. «De l’existant. De ce qui est.» dit Adeline Balacchino. Il n’est pas impossible qu’ils soient créatifs ou innovateurs, mais force est de constater que ce n’est pas sur cela qu’on les juge et qu’on les recrute.

Je finirai par une photo, celle d’un éminent et brillant énarque qui est parvenu à se faire élire président de la République :

Le Président de la République dans son bureau, le 24 février 2015, entouré d’une montagne de papier

Le décryptage de cette photo amène à plusieurs réflexions :

  • 1° Cela montre, combien de décisions relèvent du Président de la République. Cet homme n’a plus le temps de réfléchir, d’être stratège s’il faut que dans la journée il doivent se prononcer sur tant d’affaires particulières. Cette photo montre ainsi le blocage du fonctionnement de l’Etat, celui d’un Président qui ne sait pas déléguer, qui doit tout voir ou en tout cas plus qu’il n’est en capacité de maîtriser. Vous me direz, nul besoin de cette photo lorsqu’on se souvient de son intervention sur le cas particulier de Leonarda où le président stratège s’est rabaissé à un simple gestionnaire des affaires courantes.
  • 2° Il n’y a pas d’ordinateur ou d’autre outil moderne d’accès à l’information. Cette photo dans les dorures du palais n’a comme seul élément de modernité visible utilisé, par rapport au 19ème siècle, que l’électricité de la lampe de bureau. Electricité généralisée au début du XXème siècle. rappelons que c’est la ville de Heilbronn (Allemagne) qui est en 1892 la première ville en Europe équipée d’un système de distribution en électricité par un réseau de distribution en courant alternatif. Il y a peut-être au premier plan un DVD ou un CD, élément de modernité déjà largement dépassé dans le monde des réseaux.
  • 3° Cet homme est totalement structuré par la «culture papier» où on accède à l’information par le papier, on décide sur le papier, on communique par le papier. Je m’interroge : une organisation fonctionnant de cette manière permet-elle de comprendre la civilisation du numérique et de nous préparer au monde de demain. Cette incapacité de s’extraire de l’existant, de la manière de fonctionner du XIXème siècle me semble inquiétante, surtout si on intègre PDV MV PDV.

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