Mercredi 3 novembre 2021

« La route de Lhasa (1972-2010)»
Documentaire d’Élise Andrieu consacré à la chanteuse Lhasa de Sela

Connaissez-vous Lhasa ?

Clara Ysé la désigne comme une de ses inspiratrices

Je ne la connaissais pas et puis j’ai entendu, sur France Culture, en août, dans une émission du samedi « Toute une vie », ce documentaire : <La route de Lhasa (1972-2010)> et j’ai appris à la connaître.

Alors, j’ai acquis les trois albums qu’elle a réalisés au cours de sa vie.

Puis, J’ai acheté le livre de Fred Goodman « Envoûtante Lhasa » et je l’ai lu pendant notre séjour dans le massif de la chartreuse, en écoutant les chansons de cette artiste incomparable qui exprime une émotion qui touche et fait vibrer dans les profondeurs de l’être.

Annie partage ma fascination pour cette chanteuse dont la parenthèse enchantée d’existence a été si courte.

Heureusement que nous sommes d’accord, parce que la voix enregistrée de Lhasa a rempli beaucoup l’espace sonore de notre gite.

Le livre de Fred Goodman a été édité d’abord au Canada fin 2020 et a été publié en France en mars 2021, c’est donc tout récent.

Ce livre s’ouvre ainsi :

« New York, 9 janvier 2010

Voici Lhasa qui vient tout juste de mourir, ce jour de l’an à Montréal. C’est ainsi que Delphine Blue m’a révélé l’existence de Lhasa de Sela. […]

Après cette présentation, je ne savais pas trop à quoi m’attendre, mais jamais je n’aurais pu anticiper ceci : un froid carillon se détachait d’un bourdonnement grave et cadencé évoquant la voix de la Terre que je n’avais entendu que dans la musique des moines tibétains de Gyuto. Au-dessus flottait, tel un vent sec du désert un solo de trompette à la Don Cherry. J’étais transporté en une contrée inhospitalière, un lieu très lointain où je foulais à la merci des éléments, un rude sentier millénaire sous un vaste ciel nocturne.[…]
Une musique envoutante, ambitieuse et raffinée, un propos d’une grande maturité émotionnelle. […] Comment pouvais-je n’avoir jamais entendu parler d’elle ? »

Et c’est ainsi qu’a commencé la quête de Fred Goodman, journaliste spécialisé dans la musique, écrivant dans le magazine Rolling Stone et dans Le New York Times pour rédiger la première biographie de Lhasa en allant notamment à la rencontre de celles et de ceux qui ont connu cette artiste née le 27 septembre 1972 à Big Indian, New York.

Goodman a d’ailleurs dédié son livre à Alexandra la mère de Lhasa.

Alexandra Karam est américaine, elle est d’origine mixte russo-polonaise par sa mère et libanaise par son père (Karam).

Alexandra est la fille d’Elena Karam qui a fait la rencontre d’Elia Kazan et décroché son rôle le plus important au cinéma, soit celui de la mère dans America, America. Le père d’Alexandra était un brillant avocat new-yorkais qui a épousé la mère d’Alexandra pour légitimer la naissance de leur fille. Ils ont ensuite rapidement divorcé, sans jamais vivre sous le même toit. Puis cela devint difficile pour Alexandra qui détestait le nouveau mari de sa mère, autre new-yorkais riche et influent. Elle deviendra une enfant très indocile.

Son beau-père exige de sa mère :

« Je ne peux plus tolérer ça. Tu dois te débarrasser d’elle »

C’est ainsi qu’Alexandra se trouvera enfermé dans un hôpital psychiatrique du Maryland. Et elle comprendra que le projet est qu’elle y reste !

Je ne vais pas raconter toute l’histoire d’Alexandra telle que Goodman la déroule dans son livre. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que la mère de Lhasa était une enfant rebelle dans une famille très aisée de New York qui voulait s’en débarrasser en l’enfermant. Elle va s’en sortir par une vie d’errance, de drogue, de mariages successifs. Elle sera photographe.

Et le père ? Alejandro de Sela ?

Lui aussi sera « un mouton noir » selon l’expression de Goodman d’une famille aisée mexicaine. Il est né à San Francisco et a passé les premières années de sa vie dans un va et vient incessant entre le Mexique et les États-Unis. Sa mère Carmen de Obarrio, était une pianiste de concert panaméenne qui avait enregistré chez RCA Victor dans les années 1920. Le grand père maternel d’Alejandro était ambassadeur du Panama aux États-Unis. Le père d’Alejandro était un homme d’affaires mexicain qui devint prospère.

Mais Alejandro était très inspiré par la contre-culture et va se lancer dans une quête spirituelle incessante. Miriam de Sela, sœur cadette de Lhasa raconte :

« Mon père a essayé pratiquement toutes les religions qui existent sur la planète. Et il n’éprouvait aucun scrupule de passer de l’une à l’autre : pour lui ce n’était pas contradictoire. »

Et c’est donc ces « deux moutons noirs » qui vont se rencontrer et donner naissance à Lhasa de Sela ainsi qu’à trois autres filles. Le couple durera 12 ans.

Mais la famille d’Alexandra et d’Alejandro est beaucoup plus étendue que cela.

Ainsi Lhasa en plus de ses trois sœurs directes a aussi trois demi-sœurs et trois demi-frères

Cette famille vivra d’amour, de culture et de livres comme cela est précisé dans le documentaire. Du point de vue des ressources financières, elle fera comme elle peut.

Le père trouvera pertinent d’acquérir un autobus qui constituera à la fois le logis et le moyen de transport de toute la famille. Le titre «La route de Lhasa» se comprend aussi par cette vie nomade dans les premières années de vie.

TELERAMA écrira en 2009, pour parler du dernier album :

« Jamais cette femme de 37 ans n’a suivi les chemins balisés, ni dans sa musique ni dans sa vie. Existence d’emblée marquée par le sceau de la singularité : fille d’un Mexicain, ex-ouvrier devenu prof de philo, et d’une Américaine photographe et joueuse de harpe, elle aura passé son enfance à sillonner le sud des États-Unis et le Mexique à bord d’un… autobus familial : « Un jour, il est tombé en panne, raconte-t-elle . Le moteur avait cassé. Nous n’avions pas d’argent et avons logé dans une station-service. Mon père travaillait comme saisonnier et cueillait les légumes et les fruits. Parfois, nous allions dans les champs avec lui pour cueillir les tomates, toute la journée. Après des mois, on a réussi à accumuler l’argent nécessaire pour acheter un nouveau moteur et repartir. » Trois décennies plus tard, l’errance revient en écho dans nombre de ses chansons, dont la langueur mélancolique évoque les grands espaces. »

J’ai aussi trouvé cette description qui est proche de ce qu’écrit Goodman sur ce site consacré à la pop moderne <Section26.fr> :

« Alexandra Karam et Alejandro de Sela vivent alors et vivront encore des années durant sur la route, dans un ancien car scolaire, l’un de ces school bus jaunes iconiques, reconverti en camping car, en foyer roulant.

[…] Alexandra a choisi la bohème, la liberté, a assisté aux sessions qui ont donné naissance au free jazz, a connu Charlie Haden dont elle s’est éloignée pour s’éloigner, aussi, de l’héroïne. Sa rencontre avec Alejandro Sela, sous les apparences brinquebalantes que donne leur vie commune sans domicile fixe, est ainsi une pause, propice à l’édifice. Car la quête d’Alejandro, d’origine mexicaine, est tout aussi tranquillement intranquille : il arpente les pratiques mystiques dans un questionnement spirituel constant, que rejoint Alexandra, tout en s’éprouvant ouvrier le plus souvent agricole, lui qui a renoncé à un confortable héritage en marxiste du temps. Ces deux êtres n’éprouvent guère le souci du qu’en-dira-t-on, s’accordent sur l’éducation des filles – menée pour la partie scolaire par Alexandra –, déplacent la famille selon les emplois trouvés par le père, les communautés rencontrées, les quêtes et les enseignements. La vie est engagée, précaire, entre les États-Unis et le Mexique, le monde est syncrétique : Alejandro récite des « Je vous salue Marie », chante des sutras bouddhistes, lit la Bible et Rumi, médite. Et de même, Alejandro et Alexandra lisent sans exclusive, ouverts à l’Orient et à la magie, versés dans les contes, ils écoutent des musiques de toutes les origines et de toutes les époques – Maria Callas, des field recordings, des rancheras, Victor Jara, Violetta Parra – les cultures plutôt que la culture.

Et ils font don de ça, de ces trésors et de cette curiosité à leurs filles, de même que de leur exigence : il s’agit chaque jour d’être, de faire, de créer, de donner.

Ils ne leur font pas don de la société, et entre deux pauses sédentaires le vase reste souvent clos, une bulle réduite au bus et aux arpents où il stoppe.

Si l’on doit alors imaginer, on entrevoit beaucoup d’amour et beaucoup de poids sur les épaules des enfants qui, peu à peu, découvrent que le monde n’est pas que ce que leurs parents leur offrent, que ce que leurs parents leur offrent est souvent résumé, majoritairement nié, parfois ri, et que l’exigence peut rencontrer le vide. Les hiatus ainsi sont des gouffres à enjamber ; nous avons tous le souvenir de semblables événements : pour elles, ils sont le quotidien.

Il s’agit donc de faire, d’apprendre, de créer.

S’amuser sans doute, aussi, parce que c’est sacré. Mais la paresse, non.

Lhasa est la plus rêveuse, et ne suit pas ses sœurs dans la voie circassienne qu’elles se trouvent, passe pour indisciplinée, moins travailleuse, est surtout la tête aux histoires, aux vertiges de l’être. Elle n’a simplement pas trouvé encore comment raconter ça, ses histoires, le monde. Mais elle chante, déjà, du matin au soir, agace les autres à ne jamais cesser de chanter, fredonne ou siffle pour donner le change. »

Dans le documentaire « La route de Lhasa », les sœurs racontent aussi que Lhasa fredonnait tout le temps et que cela énervait les autres dans cet espace restreint qu’était ce bus.

Au début du documentaire, une sœur de Lhasa la décrit à peu près ainsi : « Il y a un livre qui est parfait pour décrire Lhasa. C’est un livre qui parle d’un troupeau de petite souris. Et toutes les souris sont très travailleuses. Elles préparent l’hiver et elles mettent les graines de côté. Sauf une qui ne fait rien et toutes les autres qui disent : « Mais qu’est-ce que tu fais ?  pourquoi tu ne participes pas ? » La petite souris dit : « moi je collectionne les couleurs et les mots. Parce que quand ce sera le creux de l’hiver on en aura besoin ».
Alors le début de l’hiver est facile avec les provisions. Mais après cela devient dur, de plus en plus dur. C’est alors que la petite souris puise dans les couleurs et les mots qu’elle a collectionnés et leur parle, leur offre les mots qui réchauffent le cœur et leur permettent de percevoir, au fond d’eux, l’image et la pensée du soleil qu’elles ne voient pas. C’est ça Lhasa. »

Et puis il faut bien finir par une chanson : Voici « Con toda palabra » chantée en 2004, lors de son passage sur la scène parisienne du Grand Rex. Voilà les mots collectionnés par Lhasa:

Con toda palabra Avec tous les mots
Con toda sonrisa Avec tous les sourires
Con toda mirada Avec tous les regards
Con toda caricia Avec chaque caresse
Me acerco al agua Je m’approche de l’eau
Bebiendo tu beso En buvant ton baiser
La luz de tu cara La lumière de ton visage
La luz de tu cuerpo La lumière de ton corps
Es ruego el quererte C’est une prière t’aimer
Es canto de mudo C’est un chant de muet
Mirada de ciego Un regard d’aveugle
Secreto desnudo Un secret nu
Me entrego a tus brazos Je me rends à tes bras
Con miedo y con calma Avec peur et calme
Y un ruego en la boca Une prière dans la bouche
Y un ruego en el alma Et une prière dans l’âme
Con toda palabra Avec tous les mots
Con toda sonrisa Avec tous les sourires
Con toda mirada Avec tous les regards
Con toda caricia Avec chaque caresse
Me acerco al fuego Je m’approche du feu
Que todo lo quema Que tout brûle
La luz de tu cara La lumière de ton visage
La luz de tu cuerpo La lumière de ton corps
Es ruego el quererte C’est une prière t’aimer
Es canto de mudo C’est un chant de muet
Mirada de ciego Un regard d’aveugle
Secreto desnudo Un secret nu
Me entrego a tus brazos Je me rends à tes bras
Con miedo y con calma Avec peur et calme
Y un ruego en la boca Une prière dans la bouche
Y un ruego en el alma Et une prière dans l’âme

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Une réflexion au sujet de « Mercredi 3 novembre 2021 »

  • 15 mai 2022 à 18 h 31 min
    Permalink

    En 2011, l’été est bien installé à Marseille. A la piscine, à côté de moi, une femme lit le Newyork Times. On entame une conversation, et on parle musique. Je lui dis que présentement j’écoute beaucoup Lhasa. Vous connaissez? Oui. Oui c’était ma fille.
    Je garde le souvenir d’une femme très riche et très fine.

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