Mardi 22 décembre 2020

« Ce sourd entendait l’infini »
Victor Hugo évoquant Ludwig van Beethoven

Quand un géant parle d’un autre géant…

« Ce sourd entendait l’infini.
Penché sur l’ombre, mystérieux voyant de la musique, attentif aux sphères, cette harmonie zodiacale que Platon affirmait, Beethoven l’a notée.
Les hommes lui parlaient sans qu’il les entendît ; il y avait une muraille entre eux et lui ; cette muraille était à claire-voie pour les mélodies de l’immensité.
Il a été un grand musicien, le plus grand des musiciens, grâce à cette transparence de la surdité.
L’infirmité de Beethoven ressemble à une trahison ; elle l’avait pris à l’endroit même où il semble qu’elle pouvait tuer son génie, et, chose admirable, elle avait vaincu l’organe, sans atteindre la faculté.
Beethoven est une magnifique preuve de l’âme.
Si jamais l’inadhérence de l’âme et du corps a éclaté, c’est dans Beethoven.
Corps paralysé, âme envolée.

Ah ! vous doutez de l’âme ?
Eh bien ! écoutez Beethoven. Cette musique est le rayonnement d’un sourd.
Est-ce le corps qui l’a faite ?
Cet être qui ne perçoit pas la parole engendre le chant.
Son âme, hors de lui, se fait musique. Que lui importe l’absence de l’organe !
Le verbe est là, toujours présent. Beethoven, tous les pores de l’âme ouverts, s’en pénètre.
Il entend l’harmonie et fait la symphonie.
Il traduit cette lyre par cet orchestre.

Les symphonies de Beethoven sont des voix ajoutées à l’homme.
Cette étrange musique est une dilatation de l’âme dans l’inexprimable.
L’oiseau bleu y chante ; l’oiseau noir aussi.
La gamme va de l’illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de l’innocence à l’épouvante.
La figure de cette musique a toutes les ressemblances mystérieuses du possible.
Elle est tout. Profond miroir dans une nuée. Le songeur y reconnaîtrait son rêve, le marin son orage, Élie son tourbillon où il y a un char, Erwyn de Steinbach sa cathédrale, le loup sa forêt.
Parfois elle a des entre-croisements impénétrables.
Avez-vous vu dans la Forêt-Noire ces branchages démesurés où la nuit est prise comme un épervier dans un filet et se résigne sinistrement, ne pouvant s’en aller ?
La symphonie de Beethoven a de ces halliers inextricables.
Et. tout à coup, si le rossignol était là, il se mettrait à écouter, croyant que c’est quelqu’un comme lui qui chante.
Le rossignol se tromperait, c’est mieux que lui. Il n’est que dans l’ombre, Beethoven est dans le mystère.
La mélodie du rossignol n’est que nocturne, celle de Beethoven est magique.
Il y a dans l’âme des jeunes filles une fleur qui chante ; c’est celle fleur-là qu’on entend dans Beethoven. De là une suavité incomparable.
Plus qu’un chant, une incantation. Cependant la vie réelle entre brusquement dans ce songe. Au milieu de son monstrueux et charmant poème, Beethoven donne un bal, il improvise une fête, il secoue des castagnettes, il tape sur un tambourin ; toutes les danses tournoient et passent, depuis la valse jusqu’au jaléo ; les bras entrelacés serrent les seins contre les poitrines; à l’écart, dans la clairière, le jeune homme rougissant salue une étoile où il voit une vierge ; des sourires de belles filles apparaissent, montrant des dents pleines de lumière ; des enfants et des moineaux jasent, les troupeaux bêlent, on entend la clochette des vaches rentrantes ; il y a des chaumières sous des saules ; et c’est là le bonheur, la famille, la nature, la prairie, la floraison d’août, la jeunesse, la joie, l’amour, avec l’horreur secrète d’Irminsul debout là-bas, sous des arbres, dans les ténèbres.
Puis vient le tutti, le finale, le dénouement ; le mirage se déforme, se déchire, s’ouvre, il s’y fait une profondeur. et l’on croit être au jour du Rosch-Aschana, et l’on croit voir les innombrables têtes d’Israël soufflant, joues gonflées, dans les cuivres et l’on assiste, ébloui par cette gloire, à la fête furieuse des trompettes.

Les symphonies de Beethoven sont des resplendissements d’harmonie. Les répliques de la mélodie à l’harmonie font de cette musique un intraduisible dialogue de l’âme avec la nature. Ce bruit-là pense. Dans cette végétation il y a le nid, dans cette église il y a le prêtre, dans cet orchestre il y a le cœur humain. Cette grandeur sert à faire aimer.

Insistons-y, et finissons par où nous avons commencé. Ces symphonies éblouissantes, tendres, délicates et profondes, ces merveilles d’harmonie, ces irradiations sonores de la note et du chant, sortent d’une tête dont l’oreille est morte.
Il semble qu’on voie un dieu aveugle créer des soleils. »
(texte destiné primitivement à William Shakespeare ; cote B.N. N.a.f. 24776, folio 85 ; Œuvres complètes, volume « Chantiers », Robert Laffont, 1985, p. 1015-1016)

<Julie Depardieu lit de larges extraits de ce texte> sur les ondes de France Musique.

« Il semble qu’on voie un dieu aveugle créer des soleils » aurait aussi pu être l’exergue de ce mot du jour ou « Écoutez Beethoven. Cette musique est le rayonnement d’un sourd. »

Hugo fréquentait Liszt qui avait transcrit toutes les symphonies de Beethoven pour piano. Il jouait aussi toutes les œuvres de piano de Beethoven. Liszt a fait aimer Beethoven à Hugo et lui a aussi fait découvrir Schubert.

<Ce site> en dit davantage. Je lui emprunte la reproduction d’un tableau de Joseph Danhauser, représentant Alexandre Dumas, Victor Hugo, George Sand, Niccolò Paganini, Gioacchino Antonio Rossini et Marie d’Agoult, tous réunis autour du piano sur lequel joue Liszt, piano surmonté d’un buste de Beethoven.

<L’Obs> signale aussi ce texte et évoque d’autres écrivains parlant de Beethoven.

Je remets tous ces écrivains et musiciens dans leur existence chronologique :


Victor Hugo parle des symphonies. Julie Depardieu était accompagnée par la 6ème symphonie.

Hugo écrit  «Beethoven donne un bal, il improvise une fête, il secoue des castagnettes, il tape sur un tambourin ; toutes les danses tournoient et passent, depuis la valse jusqu’au jaléo». Wagner a appelé la 7ème symphonie «l’apothéose de la danse». C’est pourquoi, je propose l’allegretto de la 7ème symphonie, interprété par <L’orchestre Philharmonique de Berlin et Karajan>

Et pour la version intégrale, écoutez <L’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam et Carlos Kleiber>. Interprétation époustouflante d’un chef d’orchestre génial maniant une gestique inhabituelle.

La 7ème symphonie date de 1812, 10 ans après le Testament d’Heiligenstadt.

<1512>

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