Mardi 24 novembre 2020

« En ce moment on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. »
Albert Camus, conférence à la maison des étudiants à Stockholm le 12 décembre 1957

Quand Camus reçoit le Prix Nobel en 1957, il est ostracisé par l’intelligentsia parisienne dominée par Sartre. Il lui reste quelques rares amis : Louis Guilloux, René Char, Jules Roy et Roger Martin du Gard. Tous les autres sont contre lui, à le dénigrer, à attendre la moindre maladresse ou prétendue telle pour s’en prendre à lui

Après son remarquable discours de réception du prix Nobel, sur lequel je reviendrai demain, il participe à diverses réunions à Stockholm.

Et c’est ainsi qu’il participe à une rencontre, le 12 décembre 1957, à la Maison des Étudiants à Stockholm, au milieu d’étudiants suédois. Mais des jeunes du FLN algérien sont aussi présents. Et un de ces jeunes va l’interpeller assez brutalement sur ce qui se passe en Algérie et lui demander de prendre parti pour l’indépendance de l’Algérie.

Pour comprendre cet épisode, il faut savoir quelques précisions sur la vision de Camus du conflit algérien.

Dans ma série de mots du jour, je n’en ai consacré aucun à l’Algérie et à la position si singulière de Camus qui se heurtait au train de l’Histoire. Lui rêvait d’une Algérie et d’une France unies dans une grande fédération dont tous les citoyens auraient les mêmes droits. Il avait en 1957 lancé à Alger « L’appel pour une trêve civile » dans lequel il entendait que cesse à la fois la répression féroce de l’armée française et les attentats des indépendantistes algériens. Les deux camps l’ont alors injurié et il a dû quitter l’Algérie car sa vie était menacée. A partir de ce moment il a décidé de se taire au sujet de l’Algérie, il comprenait que l’indépendance était inéluctable.

Michel Onfray explique il me semble assez précisément la pensée de Camus sur ce sujet dans <un article de 2012 du Point>:

« Personne n’a autant aimé l’Algérie qu’Albert Camus, dont c’était la terre natale. C’était aussi celle de sa famille depuis 1830. Il n’a jamais soutenu le régime colonial, il l’a même clairement attaqué à l’époque où Sartre ne sait même pas qu’il existe ! En 1935, à Alger, il entre au Parti communiste pour rester fidèle à son milieu, mais aussi parce qu’à l’époque le PC campe sur une ligne anticolonialiste, antifasciste et antimilitariste. Lorsque, pour des raisons stratégiques, le PCF change de ligne et remise l’anticolonialisme au nom de l’antifascisme, Camus, fidèle à ses idées, quitte un PC infidèle à sa ligne. Nous sommes en 1937.

Cette même année, il soutient la cause arabe en prenant fait et cause pour le projet Blum-Viollette issu du Front populaire. Ce projet propose aux populations musulmanes algériennes une égalité citoyenne avec les Français du continent. Camus défend ce projet et travaille à Alger républicain, un journal créé pour défendre ce combat […] En 1939, il publie une série d’articles dans Alger républicain sous le titre “Misère de la Kabylie”. Il dénonce la surpopulation, la misère, le froid, la faim, l’exploitation, la mortalité infantile, le chômage, les salaires misérables, la durée du travail, l’illettrisme, l’esclavage, le travail des enfants… Il écrit : ce régime “est un régime colonial” – il l’accable.

Camus ne se contente pas d’être négatif : il propose également une issue : “le douar-commune”, autrement dit une formule du communalisme libertaire. Camus propose l’autogestion des Kabyles par eux-mêmes, pour eux-mêmes. […]

Camus défend la même idée lors des événements d’Algérie. Cette troisième célébration de l’Algérie récuse l’enfermement sartrien. Loin d’Alger, à Saint-Germain-des-Prés, Sartre pense les choses en termes binaires : les Blancs sont tous colons, exploiteurs, esclavagistes, fascistes, dominateurs ; les musulmans, tous colonisés, exploités, esclaves, martyrs, dominés. D’un côté, les bourreaux ; de l’autre, les victimes. Ici, les salauds ; là, les héros. Ne pas choisir le camp de l’un, c’est faire partie du camp de l’autre. Sur le papier, la chose est terrible ; dans les faits, cette fiction conceptuelle entraîne des massacres sans nom de part et d’autre.

Parce qu’il connaît l’Algérie et que son père, blanc, était ouvrier agricole et sa mère, blanche, femme de ménage, tous deux exploités par les colons richissimes, arrogants et suffisants, il sait que le problème est plus complexe que ne l’imagine un intellectuel dans son bureau parisien. Le colonialisme est à abattre, pas les Blancs parce qu’ils sont blancs. L’origine européenne n’a pas à être pensée comme un péché originel que les descendants devraient expier éternellement : Camus n’a pas choisi, voulu, décidé, contribué à la colonisation de l’Algérie. Et, la plupart du temps, les colons furent – le sait-on ? – des pauvres, des miséreux, des quarante-huitards exilés par le pouvoir parisien, des orphelins ou des mendiants récupérés par la police, qui remplissait les bateaux de ces émigrés qui n’avaient rien du conquérant tel qu’on le représente dans les romans…

Camus écrit : “Quatre-vingts pour cent des Français d’Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des commerçants” (Actuelles III. Chroniques algériennes, 1939-1958, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 359). Mais, à Paris, dans les salons, on n’a que faire de l’Histoire, de la sociologie et de la vérité, on déclare de façon péremptoire que le Blanc essentialisé est l’ennemi à abattre et à égorger, comme y invite Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre. »

L’article est beaucoup plus long mais je pense qu’ainsi le décor est planté et il est possible de parler de cette conférence et de l’interpellation du jeune algérien.

Un journaliste du Monde, Dominique Birmann est présent. Il va écrire un article qui sera publié le 14 décembre 1957 : < Albert Camus a exposé aux étudiants suédois son attitude devant le problème algérien> et que nous pouvons toujours lire dans les archives du Monde.

Et c’est par cet article que le microcosme parisien va apprendre que Camus préfère sa mère à la justice.

Voici ce qu’écrit l’article :

« Un représentant du F.L.N. à Stockholm demanda alors à Camus pourquoi il intervenait si volontiers en faveur des Européens de l’Est mais ne signait jamais de pétition en faveur des Algériens. A partir de ce moment le dialogue devint confus et dégénéra en un monologue fanatique du représentant du F.L.N., qui lança slogans et accusations, empêcha l’écrivain de Prendre la parole et l’insulta grossièrement. Cette polémique pénible, à laquelle Camus, ne se départant pas un instant de sa mesure ni de sa dignité, se refusa, scandalisa l’auditoire suédois. La cause du F.L.N., déjà desservie à plusieurs reprises par les maladresses et les outrances de plusieurs de ses propagandistes, a définitivement subi une lourde défaite morale hier à Stockholm, d’autant plus que l’incident a été repris et défavorablement commenté par la presse de la capitale. Camus parvint enfin, non sans peine, à se faire entendre. ” Je n’ai jamais parlé à un Arabe ou à l’un de vos militants comme vous venez de me parler publiquement… Vous êtes pour la démocratie en Algérie, soyez donc démocrate tout de suite et laissez-moi parler… Laissez-moi finir mes phrases, car souvent les phrases ne prennent tout leur sens qu’avec leur fin… ”

Après avoir rappelé qu’il a été le seul journaliste français obligé de quitter l’Algérie pour en avoir défendu la population musulmane, le lauréat Nobel ajouta : ” Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’aie cessé d’agir. J’ai été et suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique, jusqu’à ce que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il n’appartenait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquant d’aggraver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au moment propice d’unir au lieu de diviser. Je puis vous assurer cependant que vous avez des camarades en vie aujourd’hui grâce à des actions que vous ne connaissez pas. C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes raisons en public. J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. ” »

Cette phrase sera immédiatement simplifiée : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère »

Le directeur du Monde Hubert Beuve-Méry dira :

« J’étais tout à fait certain que Camus dirait des conneries »

Et cela, c’était la version paternaliste. Les sartriens déverseront un flot d’immondices verbaux devant ce défenseur des petits blancs qui a définitivement versé dans la droite réactionnaire.

Mais Camus n’a pas dit les choses ainsi. Depuis nous avons <la version> de Carl Gustav Bjurström qui fut le traducteur suédois, tout au long du séjour de Camus en Suède.

« La formulation « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère » est à la fois inexacte et tronquée. Si ma mémoire est bonne, il a dit : « En ce moment on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. » C’est vrai qu’il est « sentimental » de dire qu’on préfère sa mère à la justice. En tant qu’écrivain, l’expression de sa position était beaucoup plus nette : que ce soit pour une bonne cause ou pour une mauvaise, le terrorisme reste le terrorisme. Lancer des bombes au milieu de gens dont le seul tort est d’exister est inadmissible. Cela dit, je crois que, sur le coup, cette phrase est passée inaperçue dans le mouvement du débat. Et personne n’a alors prévu l’exploitation qu’on allait en faire. En France, c’était différent : l’affaire d’Algérie avait déjà provoqué un ressentiment contre Camus, à qui on reprochait une attitude très timorée. Ainsi retranscrits, ses propos ont fait l’effet d’une bombe. »

Et il ajoute qu’il ne s’est trouvé personne à l’époque pour rétablir la vérité en diffusant la réponse intégrale de Camus.

Camus n’opposait pas la justice à sa mère, mais dénonçait le terrorisme et la violence aveugle.

Il revient toujours au mot de son père « un homme ça s’empêche »

Dans les « Eléments pour Le premier homme » il a écrit son attachement viscéral à sa mère :

« Aux Arabes. Je vous défendrai à n’importe quel prix, sauf au prix de ma mère, parce qu’elle a connu, plus que vous, l’injustice et la douleur. Et, si dans votre rage aveugle, vous touchez à elle ou risquez d’y toucher, je serai votre ennemi jusqu’au bout. »
(Bibliothèque de la Pléiade IV, p. 918.)

Nous connaissons maintenant la fin de l’Histoire. Le jeune homme qui interpella Camus se nomme Saïd Kessal.

José Lenzini a écrit : « Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus » (Actes Sud).

Bernard Pivot a consacré un article à ce livre et à José Lenzini dans le JDD du 21 novembre 2009 : < Albert Camus et l’Algérien de Stockholm> :

« […] l’Algérien est aujourd’hui octogénaire. Il habite toujours Stockholm. Il s’appelle Saïd Kessal. José Lenzini l’a récemment retrouvé et interviewé. […] Saïd Kessal, l’Algérien de Stockholm retrouvé par José Lenzini, s’était senti humilié par la façon dont Camus lui avait répondu. Il ne connaissait pas alors son œuvre. Il a d’abord lu Misère de la Kabylie. « Ce fut un choc pour le Kabyle que je suis. » De la lecture de tous les livres de Camus il est sorti « bouleversé ». Il décida ensuite de le rencontrer. « Je suis allé voir Jules Roy, qui m’a dit qu’il venait de se tuer en voiture. Alors, je suis descendu à Lourmarin et j’ai déposé des fleurs sur sa tombe. » »

La mère de Camus s’appelait Catherine Hélène Sintès. Elle était née en novembre 1882. Quand on lui apprit la mort de son fils elle dit simplement :

« C’est trop jeune pour mourir ».

Elle quittera le monde des vivants la même année qu’Albert Camus, en septembre 1960.

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