Vendredi 12 février 2021

« Beaucoup de gens ne se rendent pas compte du privilège extraordinaire que ce qu’est “être vivant” car nous n’aurons qu’une vie, il faut en profiter pour qu’elle soit belle pour soi et qu’elle soit bonne pour les autres, et utile si possible. »
Jean-Claude Carrière

Quel homme, quelle culture, quel talent !

Frédéric Pommier dans un tweet a écrit « Dans ma prochaine vie, je voudrais la carrière de Jean-Claude Carrière. ».

Je l’ai découvert, dans les chroniques matinales de France Inter qu’il a tenu seulement pendant quatre mois, entre septembre 2003 et janvier 2004. Il racontait pendant 3 minutes, à la fin de la matinale de France Inter, une histoire, une réflexion, une chronique historique, enfin quelque chose qui était en relation avec les événements du monde qui venaient d’être analysés par les journalistes d’information. Il l’a conceptualisé sous le nom « d’à-coté ». C’était toujours un moment de sagesse et de lumière.

Il était écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène et acteur, mais lui se définissait comme « un conteur ». Il possédait aussi la voix chaude et profonde du conteur qui immédiatement captivait votre attention.

Ces « à-côté » ont fait l’objet d’un livre.

Une fois connu le nom de Jean-Claude Carrière, j’ai pu constater à combien d’œuvres exceptionnelles il a participé.

Annie, m’avait raconté avec plein d’enthousiasme le cycle du «Mahabharata» quelle avait vu au Théâtre du Bouffes du Nord, spectacle de 9 heures. Elle parlait de l’œuvre de Peter Brook, c’est-à-dire le metteur en scène. Mais le scénario avait été écrit par Jean-Claude Carrière en se fondant sur des textes de la tradition indienne.

<Slate> écrit :

« On songe évidemment à l’immense cycle du Mahabharata conçu aux côtés de Peter Brook en 1985, à l’intelligence des puissances de la scène déployées par les deux complices pour magnifier à des yeux occidentaux et ignorants l’immense saga hindoue.

Événement inoubliable, à Avignon, au Théâtre des Bouffes du Nord ou en tournée mondiale, pour tous ceux qui l’ont connue –et dont témoignera à nouveau le film réalisé par Brook à nouveau avec l’aide de Carrière, qui n’est pas une captation mais une nouvelle adaptation au sens le plus élevé, du théâtre vers le cinéma, par les mêmes auteurs– est un tour de force presqu’inimaginable. »

Et Peter Brook, de 6 ans son ainé, mais toujours vivant, lui rend hommage dans « Libération » :

« Jean-Claude a travaillé pendant dix ans à l’adaptation du Mahabharata, cette longue épopée en sanskrit. C’était comme si la pièce renaissait sans cesse. Pour cela, il fallait voyager, et on est partis partout en Inde, consulter les grands gourous et les peuples, voir les petites pièces qui se jouaient dans la rue, dans les théâtres les plus minables. On traversait des kilomètres en taxi, et immédiatement, pendant le trajet, Jean-Claude sortait son stylo et un calepin et il écrivait. Il ne cherchait pas la gloire, mais elle est venue malgré lui. Il a reçu un oscar [d’honneur, en 2014, ndlr], et des hommages extraordinaires. Il était unique, tellement doué, et tellement peu soucieux que ça se sache. Il évitait la décoration, détestait les jolies phrases, l’ornement. Et cherchant l’essentiel, il l’était, lui, essentiel.»

Dans ce même article le jeune réalisateur, Louis Garrel avec qui il a fait « L’Homme fidèle » en 2018 le décrit ainsi : .

« Jean-Claude était comme un immense arbre avec beaucoup de feuilles qui ne faisait de l’ombre à personne. « Je lui avais demandé de relire [un] scénario […] Il m’a donné un premier conseil toujours valable : “Quand tu as un problème avec deux personnages dans une scène, rajoutes-en un troisième qui écoute.” Il avait cet incroyable talent de savoir écrire ce qui pouvait prendre forme visuellement sur un écran. […] Il me faisait penser à cette phrase de Rimbaud : “Le monde est très grand et plein de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter.” Sauf qu’il était l’inverse, il intégrait tous les signes du monde. Mais mille personnes n’auraient pas suffi à l’explorer.»

Et quand mon fils, Alexis, a travaillé un texte en classe qui l’avait beaucoup intéressé : « La controverse de Vallalodid », c’était encore un texte, un roman plus précisément de Jean-Claude Carrière qui narre ce débat historique voulu par Charles Quint et qui s’est tenu en 1550 au collège San Gregorio de Valladolid et qui a opposé le dominicain Bartolomé de las Casas, grand défenseur des peuples autochtones d’Amérique et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda qui défendaient l’idée que l’enseignement chrétien n’empêchait pas de réduire en esclavage les indigènes pour le plus grand profit des bons chrétiens venus d’Europe.

Texte passionnant pour regarder en face ce crime qui a été commis pendant des siècles : l’esclavage.

Dialogue d’une grande richesse qui dans un téléfilm a opposé Jean-Pierre Marielle jouant Bartolomé de Las Casas et Jean-Louis Trintignant interprétant son contradicteur sous l’arbitrage du légat du Pape joué par Jean Carmet.

Il fut, bien sûr, le scénariste de Luis Bunuel, mais aussi de Jacques Tati « Les Vacances de monsieur Hulot », de Louis Malle « Viva Maria ! » et « Milou en mai », Milos Forman « Les Fantômes de Goya », Volker Schlöndorff « Le Tambour », Nagisa Ōshima « Max mon amour », Michael Haneke « Le Ruban blanc » et tant d’autres.

Il s’intéressait à toutes les cultures, à toutes les civilisations. Il s’est ainsi énormément intéressé au bouddhisme et a publié, en 1994, « La Force du bouddhisme » sur la base d’entretiens avec le dalaï-lama.

<Libération raconte> que dès ses 5 ans, il avait demandé à sa mère l’autorisation de placer un bouddha dans la crèche de Noël parmi les anges, les mages, les bergers, démarche que le curé du village, dûment consulté, autorisa.

L’obs a republié un dialogue de 2010 avec Jean Daniel dans lequel il exprime cette vision de nos fameuses valeurs universelles :

« Le mot « valeur » au sens que nous essayons d’utiliser aujourd’hui n’est pas traduisible dans quatre cinquièmes des langues de la planète. On ne peut pas traduire « valeur » en sanscrit, en chinois, en japonais, en persan… Cette notion même n’existe pas. Peut-on alors parler d’universalité à propos d’un mot qui ne se communique pas à d’autres pays et à d’autres peuples ? C’est une première remarque. La seconde est historique. Quand nous, Européens, parlons de valeurs universelles à d’autres Européens, nous faisons immédiatement allusion aux droits de l’homme et aux valeurs démocratiques et républicaines qui sont nées du travail des philosophes du XVIIIe siècle et qui ont été exprimées clairement par les révolutionnaires français.

Cette valeur, que nous voudrions universelle, n’existe donc que depuis peu de temps et dans peu d’endroits. De ce point de vue, les élus français de la Révolution se sentaient légitimes pour faire des lois qu’ils affirmaient universelles. Pour faire des lois universelles, il faut se référer à ces fameuses valeurs, comme si la valeur (laissons de côté la valeur marchande et militaire) était la transcendance de la loi. Comme si, avant de faire des lois, des décrets et des règlements, il fallait se référer à des valeurs « supra-existantes » et, pour employer un mot d’aujourd’hui, durables. Ces valeurs, ils les ont affirmées dans la « Déclaration des droits de l’homme » et dans d’autres textes avec beaucoup de lucidité. Ils les ont voulues si rapidement et brutalement universelles qu’ils n’ont pas hésité, dans certains cas, à les propager par la force armée.

[…] Il y a l’impérialisme culturel, c’est-à-dire le désir d’imposer aux autres des idées que nous croyons justes. Si quelqu’un me dit qu’il ne partage pas les idées que je veux lui inculquer et que je les lui impose par la force armée, je déclenche une guerre, alors que je tendais à l’universel. D’un autre côté, pour que des individus à l’intérieur d’une société et des peuples vivent ensemble le plus harmonieusement possible, il faut bien qu’ils respectent un certain nombre de valeurs, qui ne sont pas forcément transcendantales et universelles et peuvent être relatives. Quand on dit « valeur universelle » – j’ai beaucoup travaillé sur des cultures lointaines -, je me rebiffe. Je ne vois aucune raison d’imposer ma foi ou mon absence de foi à tel ou tel peuple très loin de moi. Mais en même temps je me dis : peut-être a-t-il quelque chose à prendre de moi, et moi de lui. Là, la notion d’universel devient différente. Elle devient valeur d’échange. Y a-t-il entre les peuples apparemment différents des expériences, des notions, voire ce que nous appelons (encore un mot intraduisible) des « concepts » à échanger ? C’est une vraie question. »

J’avais mentionné Jean-Claude Carrière dans le mot du jour <du 10 Juillet 2015> parce qu’il mettait en garde sur la captation du concept de spiritualité par les religions. Car spiritualité signifie « esprit », « pensée » alors que les religions, le plus souvent, conduisent à éviter de penser pour remplacer la recherche spirituelle par le «dogme».

J’avais aussi parlé de son livre « La Paix » publié en 2016 dans le mot du jour du <9 janvier 2017> et je le citais :

« On n’écrit jamais sur la paix comme s ‘il n’y avait rien à en dire, tandis que les ouvrages sur la guerre fleurissent de tout côté. »

La dernière fois que j’ai entendu sa chaude voix de conteur, c’est quand il était venu présenter son livre, consacré à la mort, « La Vallée du Néant » sur France Inter, fin novembre 2018 : <Le sens de la vie de Jean-Claude Carrière>.

Il explique qu’il est difficile de définir le « néant », « la mort » en le rapprochant à l’idée du « rien » dans lequel les hommes de toute culture et de tout temps, ont mis beaucoup de choses.

Il s’amuse de notre espérance : « Ce qui est formidable, c’est qu’on se dit toujours que quand nous serons morts, nous le saurons » et il cite Sénèque :

« Tout le monde sait qu’il doit mourir, mais personne n’a jamais su qu’il était mort »

Il fait aussi cette objection aux transhumanistes qui rêvent d’immortalité :

« Nous oublions que nous sommes condamnés à mort dès notre naissance […] la naissance n’est possible que grâce à la mort. Or, aujourd’hui, il est impossible d’accepter l’idée que nous devons un jour disparaître.

C’est l’obsession de l’immortalité qui nous pose problème. Interdire la mort serait aussi interdire la naissance. La fin de la mort ne saurait pas se concevoir sans la fin de la naissance. Or, interdire la naissance sur toute la surface de la planète, qui s’y risquerait ? »

Mais quand il évoque la mort, il parle de la vie, de sa vie :

« Quand je regarde en arrière, je me dis que si le petit garçon que j’étais avait su ce qui l’attendait… C’était tellement imprévisible. Je dois cela à une bourse de la République. Si j’ai une chose à dire, c’est “Vive la République !”

[…] Les gens qui craignent le plus la mort, qui en parlent beaucoup, qui la redoutent, qui, tous les matins, s’examinent, sont ceux qui, en général, vivent avec la mort tandis qu’ils sont encore vivants. Ce qui n’est pas du tout mon cas.

[…] Vieillir est le seul moyen que nous ayons trouvé pour vivre longtemps.»

Il explique par d’autres mots que si l’on ne sait pas s’il y a une vie après la mort, au moins nous devons nous imprégner de cette réalité qu’il existe une vie avant la mort

Et, il finit par cette ode à la vie, que j’ai choisi comme exergue de ce mot du jour :

« Beaucoup de gens ne se rendent pas compte du privilège extraordinaire que ce qu’est “être vivant” car nous n’aurons qu’une vie, il faut en profiter pour qu’elle soit belle pour soi et qu’elle soit bonne pour les autres, et utile si possible. »

Un peu plus de deux ans après avoir écrit cet ouvrage sur la mort, Jean Claude Carrière a quitté la communauté des vivants, le 8 février 2021. Sa fille a précisé qu’il était mort dans son sommeil et qu’il n’a pas été victime de la Covid19.

Il avait 89 ans.

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Jeudi 11 février 2021

« Ne pas considérer la démocratie comme acquise. »
Barack Obama

Avant Donald Trump, les américains avaient élu Barack Obama et ils l’ont même réélu.

Certains prétendent que c’est l’élection de Barack Obama qui a rendu possible l’élection du show man. Ils expliquent qu’il y a eu toute une part de l’électorat blanc qui n’avait pas supporté l’élection d’un métis et avait alors voté pour son exact contraire : un blanc fier de l’être, un homme rustre sans sophistication, sans une once de pensée complexe ni de culture historique et littéraire.

Il me semble que cette explication reste très marginale, je crois plutôt que c’est le rejet d’Hillary Clinton qui a été prépondérant avec le rejet de l’élite démocrate qui s’est polarisé sur la promotion des minorités et des évolutions sociétales qui sont rejetés par l’Amérique profonde. Il y a bien sûr aussi une dimension économique, l’Amérique en dehors des grandes métropoles se rendant compte que la mondialisation et le libre échange favorisaient une petite minorité située dans les métropoles alors qu’ils les désavantageaient.

J’ai trouvé, comme souvent, l’émission d’Alain Finkielkraut de samedi dernier, consacrée « à la fracture américaine » très intéressante.

Il avait invité Roger Cohen, éditorialiste au New York Times, ce journal qui est le symbole de l’élite démocrate et de ses dérives. Lors du meurtre de Samuel Paty, il s’était comporté de manière indigne comme je l’avais relaté dans le mot du jour du 28 octobre 2020 : «Nous sommes bien seuls pour défendre notre conception de la liberté d’expression.».

En face de Roger Cohen, Laure Mandeville, Journaliste au Figaro, ancienne correspondante à Washington de 2009 à 2016, défendait des positions beaucoup plus critiques contre les obsessions des élites « progressistes » américaines, comme celle, par exemple,  que j’évoquais hier.

Laure Mondeville a notamment proposé cette analyse :

« Trump a porté depuis le début la rage profonde qui venait des tréfonds de l’Amérique, une rage contre l’establishment, les institutions et les élites. […] On a une partie extrêmement importante de la population qui a voté pour Trump qui est en état de quasi-sécession mentale et politique. […] Cette population qui est restée silencieuse, qui a finalement subi une espèce de disqualification à la fois politique, idéologique et presque morale. […] Je parle de l’émergence d’une gauche obsédée par l’identité et qui est en train d’attiser une sorte de volcan identitaire très dangereux. »

Barack Obama, n’a pas joué sur ces tensions identitaires, il s’est même efforcé à tous les moments de sa présidence de toujours privilégier l’universalisme au rétrécissement vers l’identitaire. Des noirs lui ont même reproché de ne pas avoir fait de réformes avantageant leur communauté.

Bien sûr, Barack Obama a commis des erreurs, il a, dans certains cas, manqué d’audace mais il ne faut pas oublier que le Sénat était contre lui et aux États-Unis, il est impossible de légiférer efficacement quand le Sénat s’y oppose.

Mais Barack Obama n’a jamais manqué de dignité, de hauteur de vue, d’intelligence.

J’ai écouté avec attention et le plus grand intérêt son interview par l’excellent Augustin Trapenard, sur France Inter, ce lundi 8 février : «  Barack Obama chez Augustin Trapenard dans Boomerang  ».

Bien qu’il s’agisse de radio je vous envoie vers la version vidéo de l’entretien sous-titré.

Cet entretien en distanciel a été réalisé pour la promotion du premier tome des mémoires d’Obama : « Une terre promise. »

Lors de la sortie, en novembre, de la version française, Barack Obama avait choisi d’être interviewé sur France 2 par François Busnel, l’animateur de la « Grande Librairie ». Il a donc choisi les deux fois un journaliste littéraire, de culture et non un journaliste politique.

Après son entretien, François Busnel a dit :

« Une rencontre avec Barack Obama, c’est un moment totalement exceptionnel. Quel que soit son bilan, il restera comme l’une des icônes de ce début de XXIe siècle. Je crois que c’est un écrivain. Il a apporté à la politique une sensibilité nouvelle. […] Ce qui reste frappant, c’est l’extrême humilité. Barack Obama ne vous prend jamais de haut. C’est naturellement une bête de scène avec un formidable pouvoir charismatique intact et d’énormes convictions chevillées au corps qui lui viennent de ses lectures »

L’entretien avec François Busnel se trouve sur le site de France 2 : <Le Grand entretien du 17/11/2020>

Augustin Trapenard a choisi de faire écouter aux auditeurs, avant l’interview, un long extrait du poème lu par Amanda Gorman lors de l’investiture de Joe Biden et qui constituait le sujet principal du mot du jour de ce lundi.

Et quand la jeune poétesse noire affirme simplement qu’elle pense possible de devenir présidente des Etats-Unis, elle le doit certainement à Barack Obama.

Et Augustin Trapenard commença son entretien en lisant la page 112 du livre d’Obama lorsque ce dernier répond à une question sur les motivations qui l’on conduit à se présenter aux élections présidentielles qu’il rêvait qu’un jour tous les enfants noirs, latinos, filles ou garçons, qui avaient le sentiment de ne pas appartenir à ce pays, pourraient voir un nouveau champ des possibles s’ouvrir à eux.

Car il faut évidemment que l’objectif qu’on poursuit s’inscrive dans le champ des possibles auxquels on croit. Et c’est ce que Barack Obama a réussi. Il a pu donc offrir ce récit à d’autres volontés, à d’autres destins.

L’échange entre Augustin Trapenard et Barack Obama est très fluide et profond. Si vous ne l’avez déjà fait je vous invite vraiment à l’écouter.

J’en tire trois extraits qui m’ont particulièrement marqué :

D’abord la reconnaissance d’Obama que la mondialisation a conduit à l’accélération des inégalités, dans nos pays développés. Et que ce problème d’inégalités minent nos démocratie ;

« Ce qui menace la démocratie, c’est ce que nous devons à la mondialisation et à la technologie : l’accélération des inégalités, et des gens qui se sentent laissés pour compte. Cela a rendu une grande partie de la population vulnérable aux appels du populisme. »

Et puis, il parle de cette nécessité de la confiance et de la vérité sur les faits, sans quoi l’échange d’arguments ne peut exister. Il prend l’exemple du changement climatique et rapporte qu’il lui est tout à fait possible de discuter longuement avec quelqu’un qui n’est pas d’accord avec lui sur les solutions à mettre en œuvre et il sait même que ces échanges sont utiles et font avancer. En revanche, s’il se trouve en présence d’un individu qui nie la réalité du changement climatique, avec qui le socle des faits et de la vérité n’est pas assuré, le dialogue est vain. La capacité d’avancer et de trouver des solutions communes se trouve annihilée.

Il décrit notre monde médiatique d’aujourd’hui :

« Le pouvoir des mots a été compromis par les changements du paysage médiatique. Aujourd’hui, il y a Internet et un millier de plates-formes, et il n’y a plus de règles convenues sur ce qui est vrai ou faux. C’est le plus grand danger actuel pour la démocratie. ”

[…] Nous ne pourrons pas revenir à une époque où il n’y avait que quelques arbitres de la vérité. Mais nous devons trouver des moyens de tenir les réseaux sociaux responsables de la manière dont nous faisons la différence entre réalité et fiction. »

Et puis, cette évidence que nous portions depuis 1945 que la démocratie était l’horizon du monde et que tous progresseraient vers cette organisation politique, est remise en cause. La démocratie est fragile :

« L’important est de connaître suffisamment l’histoire pour que lorsque le nationalisme de droite refait surface, nous nous rappelions à quoi il mène. Pour que lorsque nous voyons le sectarisme, les préjugés refaire surface, nous nous en rappelions les conséquences. […]

Ceux d’entre nous qui croient en une démocratie tolérante, pluraliste et inclusive, qui offre à tous des possibilités, doivent être vigilants. Ils doivent faire mieux, travailler plus dur, et ne pas considérer la démocratie comme acquise. »

Et pourtant nous vivons mieux et dans un monde moins violent qu’il y a un siècle rappelle t’il.

Je redonne le lien vers la page de France Inter : https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-08-fevrier-2021

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Mercredi 10 février 2021

« Les mots que l’on n’a plus le droit de prononcer.»
Un phénomène hallucinant

Cela a commencé dans les universités américaines des Etats-Unis et du Canada, le même phénomène s’instille aussi dans les universités françaises.

Je l’avais évoqué lors du mot du jour de la série Beethoven : « Beethoven victime de la “cancel culture aux Etats-Unis ».

Mais évoqué conceptuellement un sujet comme celui-ci ne peut pas remplacer la force d’un témoignage. C’est un article de la presse canadienne, publié le 29 janvier par la journaliste Isabelle Hachey : « Les mots tabous, encore » qui m’a interpellé.

L’Université McGill est située à Montréal. elle a été fondée en 1821, c’est l’une des plus anciennes universités du Canada.

L’histoire que la journaliste va raconter se passe à l’automne dernier et concerne une jeune enseignante, chargée de cours :

« Le cours est une introduction à la littérature québécoise. L’enseignante a sélectionné huit romans, anciens et contemporains. Réjean Ducharme. Anne Hébert. De grands classiques. Des incontournables. Le premier texte est aussi le plus ancien : Forestiers et voyageurs, écrit en 1863 par Joseph-Charles Taché. Un roman folklorique qui parle de draveurs, de trappeurs et de bûcherons.

En classe virtuelle, la prof se fait interpeller.

« Madame ! Madaaame ! Le mot ! »

L’enseignante ne comprend pas tout de suite. À Ottawa, l’affaire Lieutenant-Duval n’a pas encore éclaté. « Page 99 », lui indique l’étudiante. La prof se rend à la page. La survole du regard. Cherche « le mot ». Lequel ? Elle ne sait pas trop. Mais elle sent une angoisse sourde monter en elle. »

Je suppose que comme moi, vous n’êtes pas au courant des péripéties universitaires canadiennes. L’affaire Lieutenant-Duval fait référence à une enseignante Verushka Lieutenant-Duval, qui enseigne l’histoire de l’art et les théories féministes à l’Université d’Ottawa. Lors d’un cours, elle a prononcé le mot : « nègre » et très rapidement un collectif d’étudiants a demandé sa démission parce qu’en utilisant ce mot, elle les aurait offensés. La direction de l’Université d’Ottawa a suspendu l’enseignante pendant quelques temps avant de lui permettre de reprendre le cours. Un article de Radio Canada raconte le malaise et la crainte de cette professeure devant les insultes et les mots violent qu’elle a dû subir depuis cette campagne contre elle : « J’ai peur depuis la première journée »

Mais reprenons le récit de la journaliste concernant la chargée de cours de l’Université Mac Gill :

« Soudain, ça lui saute aux yeux.
Il est là, écrit en toutes lettres.
Pendant leur séjour en forêt, les trappeurs canadiens-français ont « travaillé comme des nègres ».

La journaliste précise que l’enseignante a requis l’anonymat parce qu’elle craint les répercussions d’une sortie publique sur sa carrière.

Bien que l’enseignante présente immédiatement ses excuses, la tension monte :

« Des étudiants s’indignent de la présence du mot dans l’œuvre. Ils lui reprochent de ne pas les avoir prévenus ; ils n’étaient pas prêts à ce choc émotionnel. Ils remettent son jugement en cause.

La prof perd pied. « Le stress monte à un point où on n’est plus maître de soi-même, raconte-t-elle. C’est vraiment dans les pires minutes de ma vie. »

Elle tente d’expliquer. De justifier. C’est une expression qui reflète les mentalités de l’époque, bafouille-t-elle. Et en bafouillant… le mot tabou lui glisse des lèvres.

« Madaaame ! Vous venez de le dire ! C’est inexcusable, une Blanche ne doit jamais prononcer ce mot ! »

Les étudiants ferment leur micro et leur caméra les uns après les autres. À la fin, la prof se retrouve seule. Abasourdie.

Deux plaintes pour racisme sont déposées contre elle auprès de la faculté des arts de McGill. »

Les instances dirigeantes de l’Université ont eu pour stratégie de faire baisser la tension à coups d’accommodements accordés aux étudiants.

Le vice-doyen à l’enseignement qui l’a défendue lorsque l’enseignante avait été qualifiée de raciste par une poignée d’étudiants, lui a cependant conseillé de passer en revue les romans au programme et d’anticiper les mots qui risquaient d’offenser les étudiants..

Bref, il a baissé pavillon et battu en retraite, en plein combats des idées.

L’enseignante a suivi les conseils du vice doyen :

« Elle l’a fait. Des huit romans, sept contenaient des mots qui ont terriblement mal vieilli. Le « mot qui commence par N », bien sûr. Plus souvent, « le mot qui commence par S », pour sauvage. « Quand on parle des Autochtones dans les textes québécois, jusque dans les années 1960, c’est le mot qui est là. »

Elle aurait voulu leur expliquer. Mettre en contexte. Mais elle s’est tue pour s’éviter des problèmes.

Certains lui ont échappé. Un « mot qui commence par N » dans Les fous de Bassan, d’Anne Hébert (1982). Un autre dans L’hiver de force, de Réjean Ducharme (1973). Tout l’automne, elle a vécu dans la crainte d’un autre dérapage.
Le vice-doyen lui a conseillé non seulement de prévenir ses étudiants, mais de leur offrir de sauter des pages, voire de ne pas lire les œuvres entières.
Son cœur lui disait de résister. Mais il y avait l’affaire Lieutenant-Duval qui déchaînait les passions au Québec. Et puis, il y a eu l’affaire Joyce Echaquan à Joliette. « Le contexte était explosif. Évidemment, on a envie de se plier et d’être du côté de la vertu. »

Alors, elle l’a fait. Elle a plié. »

Toujours pour préciser le contexte canadien, Le 28 septembre 2020, Joyce Echaquan, une femme de 37 ans, Atikamekw, c’est-à-dire appartenant à un peuple autochtone est décédée à l’hôpital de Joliette, au Québec. Avant sa mort, elle a enregistré un Facebook Live qui montrait des agents de santé la maltraitant. Il s’agissait dans ce cas de comportements racistes avérés : « Mort de Joyce Echaquan : honte et indignation à l’hôpital de Joliette »

Rien de tel dans l’histoire qui se passe à l’Université Mac Gill.

La journaliste ne se place dans le camp des vaincus sans combattre et écrit : « Ça n’aurait pas dû se passer comme ça. »

Elle donne ainsi la parole à des professeurs de cette université qui s’inquiète de cette dérive. Notamment Arnaud Bernadet, professeur de littérature à l’Université McGill :

« Tout l’automne, elle a vu l’Université céder du terrain aux étudiants de sa collègue. « Ne pas prononcer le mot, d’abord. Ne pas le faire lire. Prévenir les étudiants. Caviarder les PowerPoint. Les censurer. Enfin, recommander une non-lecture de l’œuvre sur laquelle ils devaient être évalués ! C’est… »

Elle cherche le bon mot.

Je lui suggère celui-ci : aberrant. »

La jeune enseignante ne donne plus le cours d’introduction à la littérature québécoise. Elle ignore si elle le redonnera un jour – ou si elle a même envie de le faire.

« Je n’ai pas décidé d’abandonner l’enseignement de la littérature, mais l’automne dernier, dans les moments les plus creux, je me disais : “Si on est toujours là avec une brique et un fanal à attendre la prochaine gaffe du prof, je ne suis plus certaine que ça me tente.” »

Traité une personne de couleur noire de « Nègre » ou de « sale Nègre » constitue indiscutablement une injure raciste qui doit être condamnée.

Mais effacer toutes les utilisations du mot « nègre » dans les œuvres du passé, ce n’est pas lutter contre le racisme.

Les gens qui sont dans ce combat, prétendent être dans le camp du Bien, ils sont plutôt dans le camp de l’appauvrissement culturel et de la mésintelligence.

Parmi les électeurs de Trump il y a des racistes, des machistes, des suprémacistes blancs.

Mais probablement que si ces électeurs sont si nombreux, c’est aussi qu’il en est qui rejettent la dérive de ces intolérants qui se prétendent de gauche et n’acceptent plus l’altérité, la contradiction, la complexité.

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Mardi 9 février 2021

« Des chiffres et des électeurs. »
L’élection présidentielle américaine déclinée par Etat

J’ai abordé à de nombreuses reprises la problématique de la quantophrénie, c’est-à-dire cette tendance qui consiste à considérer que les chiffres disent la vérité. Autrement dit qu’un chiffre arrête la conversation et la réflexion. Dans un mot du jour synthétique de 2017 « Des chiffres et des hommes » j’avais expliqué une conviction opposée :

« Beaucoup croient qu’en annonçant un chiffre ils concluent leur propos. C’est le contraire qu’il faut faire, les chiffres sont au début du discours, il faut les interroger, les expliquer. »

Je continue sur les dernières élections présidentielles américaines.

L’opinion dominante semble être que Joe Biden a battu nettement Donald Trump. Dans tous les journaux s’affiche cette carte et ces chiffres :


Nous sommes tous devenus spécialistes des élections présidentielles américaines et nous savons donc que cette élection peut être regardée sous le prisme français mais que le résultat dépend de la réalité américaine.

Le prisme français repose sur un État unitaire et l’élection du Président de la République. Notons que contrairement à des formulations franco-centrées, Joe Biden n’est pas président de la république mais président des États Unis.

Dans ce prisme, on regarde l’élection sur l’ensemble du pays et on compare le nombre de votants pour un candidat et le nombre de votants pour l’autre.

En France, c’est cette comparaison qui donne le résultat de l’élection.

Aux États-Unis on parle du « vote populaire » et ce vote n’est pas celui qui donne le résultat. Al Gore avait gagné le vote populaire contre George W Busch et Hillary Clinton avait fait de même contre Trump, mais aucun de ces deux n’a été élu président.

Pour la dernière élection, le résultat du vote populaire semble sans appel :

Biden 81 282 042 votes et Trump 74 222 690 votes, 7 millions de voix d’écart. En pourcentage, il faut savoir qu’il y a d’autres candidats qui se sont présentés dont certains uniquement dans un nombre limités d’états fédérés, le score est de 51,38% contre 46,91 % donc 4,5 points d’écarts.

La réalité américaine prend en compte le vote par État. Chaque État donne un certain nombre de grands électeurs, en fonction de sa démographie. Dans quasi tous les cas, mais il y a des exceptions, le candidat arrivé en tête rafle l’ensemble des grands électeurs de l’État. Le vainqueur est celui qui obtient au moins 270 grands électeurs. Au regard de cette réalité la victoire de Biden est aussi nette 306 contre 232.

Prenons d’abord le prisme français.

J’écoutais négligemment une émission sur l’élection américaine quand un intervenant a dit brusquement, il ne faut pas apporter trop d’importance à ce vote populaire. La victoire de Biden s’explique par la Californie et New York. Ceci m’a conduit à interroger les chiffres.

Prenons un tableau Excel :


Dans ce tableau vous constatez que s’il existe d’autres candidats, ils ont des résultats très modestes.

Mais l’assertion de l’intervenant est rigoureusement exacte. Les voix cumulées de la Californie et de New York représentent un avantage de 7 096 598 voix pour Biden ce qui est supérieur à la différence observée au niveau national.

Ceci signifie donc que sur les 48 autres États des États-Unis, Trump a battu Biden.

Ces deux États sont très particuliers. La Californie est l’État de la silicon vallée, du transhumanisme, de Facebook et de Twitter. Twitter qui a fermé le compte du Président des États Unis en exercice.

New York, c’est l’État de Wall Street et le centre de la Finance mondiale.

Ces faits ont vocation à troubler, irriter, indigner les partisans de Trump qui considèrent que la mondialisation, la numérisation et la financiarisation du monde leur ont été défavorables.

Si on élargit un peu la focale à quelques autres États emblématiques dans lesquels se trouve des métropoles géantes l’Illinois (Chicago), le Massachusetts (Boston), le Maryland (Baltimore) et aussi au District of Columbia qui même si la démographie en est plus modeste, présente la particularité d’abriter la capitale : Washington, nous observons le résultat suivant :

Avec ces 6 États, Biden est en avance de plus de 10,5 millions d’électeurs. Notez que dans le District de Columbia, Biden a obtenu 94,47% des voix contre 5,53 % pour Trump (nonobstant les petits candidats). Dans tout pays du monde dans lequel on afficherait un tel résultat, personne ne croirait qu’on se trouve en démocratie !

Ces 6 États sont très importants, mais ne représentent pas la majorité des habitants des États Unis d’Amérique. Les 44 États restants représentent une population plus importante.

Nous avons donc en nous concentrant uniquement sur les électeurs de Biden et de Trump le tableau suivant :

Si on compare les 6 États « Biden » et le reste des Etats-Unis, les premiers représentent moins de 25% des électeurs et les seconds plus de 75% des électeurs.

Vous avez donc bien compris que si on prend uniquement ces ¾ de la population américaine Trump devance Biden de plus de 3,5 millions d’électeurs.

C’est ce qu’on appelle une « fracture » entre deux parties d’un même tout.

Quand on creuse un peu les chiffres on trouve toujours des choses étonnantes.

Maintenant prenons la réalité américaine, le vote des grands électeurs.

La Californie compte 55 grands électeurs que Biden gagne de 5 000 000 de voix ou de 10 000 voix, peu importe, il rafle les 55 grands électeurs.

D’autres États présentent la même physionomie en faveur des républicains de Trump.

Ce qui compte donc pour remporter les élections américaines, ce sont les États qui sont susceptibles de basculer d’un camp à l’autre. Un très petit nombre de voix va décider de qui va obtenir les grands électeurs de l’État.

Dans la terminologie américaine, on parle de « swing state », ou État-charnière, État pivot, ou État clé.

Biden a gagné 306 grands électeurs contre 232, ce qui fait 74 grands électeurs de différence. Un mathématicien, digne de ce nom, dira alors qu’il suffit que la moitié, soit 37 grands électeurs, changent de camp pour qu’il y ait égalité.

Ces 37 grands électeurs peuvent être trouvés dans les 3 États suivants : Georgie, Arizona et Wisconsin.

Donc le résultat aurait été inversé dans ces 3 États si pour chaque État, la moitié de la différence des voix avait changé de camp et choisi Trump plutôt que Biden. Soit 21 459 électeurs qui si on les rapproche de l’ensemble des électeurs qui se sont exprimés sur Biden ou Trump, représente 0,014% du corps électoral.

Mais avec ces 3 Etats, Trump ne pouvait que faire jeu égal, il n’aurait pas été élu. Pour gagner il lui aurait aussi fallu par exemple, la Pennsylvanie dont on a beaucoup parlé. L’État de Philadelphie et de Pittsburgh.

Pour obtenir ces 20 électeurs supplémentaires, il fallait que 40 278 électeurs changent aussi de camp.

Dés lors on arrive à un total de 61 737 ce qui représente 0,049% du corps électoral. Biden n’a pas battu Trump nettement, il l’a battu de justesse.

Ce mot du jour ne parle pas de Trump qui est un personnage odieux, menteur, rustre et probablement déséquilibré.

Mais il parle du vote Trump, des électeurs de Trump et de l’Amérique du vote Trump.

Ces chiffres décryptés montrent une réalité qui est assez dérangeante, surtout après 4 ans de présidence pendant lesquels tous les américains ont pu voir cet individu à l’œuvre.

Et malgré cela, ils ont voté pour lui.

L’explication simpliste est que 74 000 000 d’américains sont des extrémistes ou des ignorants. La réalité est certainement plus complexe.

Vous trouverez tous les résultats que j’ai utilisé pour cette démonstration sur le site de France 24 : https://graphics.france24.com/elections-americaines-2020-resultats-direct/

<1521> 

Lundi 8 février 2021

« Car il y a toujours de la lumière. Si seulement nous sommes assez braves pour la voir. Si seulement nous sommes assez braves pour l’être.»
Amanda Gorman

Et enfin, il est parti.

Nous commencions à avoir des doutes, des craintes, il ne partirait pas et il appellerait ses électeurs les plus farouches à prendre les armes.

Il a bien eu des propos ambigus et ses partisans ont compris qu’ils devaient marcher vers le Capitole. Une fois devant le Capitole, ce n’était pas clair sur ce qu’il convenait de faire. En face, les forces de sécurité ne savaient pas, non plus, quoi faire.

Sur une sorte de malentendu, cette foule vociférante est entrée dans le lieu sacré de la démocratie américaine.

S’agissait t’il d’une révolution ? ou d’un coup d’État ?

Non !

Ces factieux sont entrés dans le capitole, non pour faire un coup d’état mais pour s’y prendre en photo. Faire des selfies !

C’est comme si César arrivant devant le Rubicon, au lieu de prononcer cette phrase célèbre « alea jacta est » et de marcher sur Rome, s’était assis au bord de la rivière et avait sorti sa canne à pêche.

J’étais donc soulagé qu’un homme décent, qu’on peut cependant critiquer sur de nombreux points, investisse la fonction de Président des États-Unis.

J’ai suivi, avec attention, l’ensemble de la cérémonie d’investiture du 20 janvier.

Cette cérémonie et ce qui a précédé nous montre toute la distance qui existe entre les États-Unis et la France.

Le jour d’avant, les reportages nous ont montré un Joe Biden en pleurs, au moment de quitter l’État du Delaware.

Il est resté en effet 36 ans sénateur de Delaware et il exprimait son émotion au moment de le quitter pour rejoindre Washington et dans un moment lyrique il a dit

« L’écrivain James Joyce a dit à un ami que quand viendrait l’heure de sa mort on trouverait gravé dans son cœur le nom de Dublin, et bien excusez mon émotion à l’heure de ma mort c’est le Delaware que l’on trouvera dans le mien ».

Très bien !

Mais, à ce stade je dois informer, celles et ceux qui ne le saurait pas que le Delaware est un des plus grands paradis fiscaux qui existe sur cette terre qui en possède de nombreux.

L’excellent journal « Les Echos » vous expliquera cela très bien <Le Delaware, paradis fiscal « made in USA »>.

Le président des États Unis a donc représenté, pendant la plus grande partie de sa vie politique, un État dont la fonction principale est de permettre à tous les escrocs de la planète d’éviter de payer les impôts et taxes qu’ils doivent au bien commun.

Le matin de la cérémonie d’investiture, Joe Biden et de nombreux représentants politiques de Washington se sont retrouvés à la cathédrale St Matthew de Washington pour placer cette journée sous la bénédiction divine.

Ceci nous apprend deux choses, la première c’est que Joe Biden est catholique comme John Kennedy et que décidément les américains et les français n’ont pas la même relation entre la politique et la religion.

D’ailleurs, Joe Biden a ensuite prêté serment en posant sa main sur une Bible. Ce n’est pas obligatoire, c’est une tradition. Si un jour un président musulman est élu, il pourra très bien prêter serment sur le Coran.

Dans son discours d’investiture qui a surtout insisté sur la nécessité de se réunir le peuple américain et de se respecter, il a quand même eu cette phrase étonnante, en parlant du peuple américain :

« we are a good people ».

Nous sommes dans le registre de la morale qui me parait un peu décalé dans un discours politique. Je pense qu’en France , il y aurait eu beaucoup de moqueries si cette phrase avait été prononcée par un président élu. Vous trouverez l’ensemble du discours de Joe Biden derrière ce <Lien>.

Mais il y eut, un moment de grâce lors de cette cérémonie qui éclipsa tout le reste.

Une jeune femme, noire, de jaune vêtu, s’approcha de la tribune et déclama un texte : <The Hill We Climb>, « La colline que nous gravissons »

Cette jeune femme s’appelle Amanda Gorman

<Le Monde> décrit avec beaucoup de justesse ce texte et la manière dont cette jeune femme lumineuse l’a déclamé en s’aidant de ses bras et de ses mains pour soutenir, souligner et partager son texte. :

« Un texte de sa composition, pétri de fragilité, d’espoir et d’appel à l’unité, la poétesse de 22 ans a conquis un auditoire et promu au passage un genre méconnu du grand public : la force du verbe et de l’éloquence. »

On apprend ainsi que plusieurs présidents, Clinton, Obama ont invité des poètes à leur investiture, mais jamais une poétesse aussi jeune. Elle est née en 1998.

Il semble que ce soit John Fitzgerald Kennedy qui ait initié cette pratique en 1961. Ce furent toujours des présidents démocrates, les républicains n’ont visiblement pas le goût de la poésie.

<Wikipedia> nous apprend qu’enfant elle était affectée d’un trouble de la parole qui l’empêchait de bien prononcer certaines lettres. C’est une difficulté qu’elle a manifestement surpassée

Encouragée par sa mère, elle a poursuivi de brillantes études obtenant en 2020 un diplôme de sociologie de l’université Harvard.

Ses dernières années, elle a obtenu plusieurs prix ou diplômes de poésie, c’est ce qui l’a fait connaître et notamment découvrir par Jill Biden, l’épouse du président.

Elle montre son espérance dans son pays bien qu’au départ elle ne soit pas partie avec tous les atouts :

« Nous, les successeurs d’un pays et d’une époque où une maigre jeune fille noire, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente, et se retrouver à réciter un poème à un président. »

La colline que nous gravissons est bien sûr une référence à la colline du Capitole qui venait d’être souillée par des individus qui refusaient le verdict des urnes et les décisions des juges qui avaient rejeté les contestations.

La colline qu’il s’agit de gravir pour s’élever.

Elle a aussi fait référence, en évoquant « une union plus parfaite », au préambule de la Constitution américaine :

« Nous, le peuple des États-Unis, en vue de former une union plus parfaite, d’établir la justice, d’assurer la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer la prospérité générale et d’assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous ordonnons et établissons la présente Constitution pour les États-Unis d’Amérique. »

Ce texte date de 1787. A cette date, les femmes n’avaient pas le droit de vote et une grande partie de la population américaine était esclave.

Alors, il est loisible de se moquer et de constater que ce texte était totalement décalé par rapport à la réalité.

Mais il y a aussi une autre manière de regarder ce texte : celui d’un récit qui explique ce qui doit advenir, vers quelle destinée il faut aller. Et là, force est de constater que bien que nous soyons encore loin de la perfection, beaucoup de chemin a été accompli.

Amanda Gorman regarde l’avenir et  essaye de fonder un récit qui puisse contribuer à l’unité :

« Ainsi, nous ne regardons pas ce qui se trouve entre nous, mais ce qui se trouve devant nous. Nous comblons le fossé parce que nous savons que, pour faire passer notre avenir avant tout, nous devons d’abord mettre nos différences de côté. Nous déposons nos armes pour pouvoir tendre les bras les uns aux autres. Nous ne cherchons le mal pour personne mais l’harmonie pour tous. Que le monde entier, au moins, dise que c’est vrai. Que même si nous avons fait notre deuil, nous avons grandi. Que même si nous avons souffert, nous avons espéré ; que même si nous nous sommes fatigués, nous avons essayé ; que nous serons liés à tout jamais, victorieux. Non pas parce que nous ne connaîtrons plus jamais la défaite, mais parce que nous ne sèmerons plus jamais la division. »

Et je retiens aussi cette belle phrase, si pertinente pour toutes celles et ceux qui savent que la coopération nous rend plus fort que l’affrontement et la compétition :

« la victoire ne passera pas par la lame, mais par tous les ponts que nous avons construits. C’est la promesse de la clairière, la colline que nous gravissons si seulement nous l’osons »

<France Culture> décrit le processus de création d’Amanda Gorman en citant le New York Times :

« Gorman a commencé le processus, comme elle le fait toujours, avec des recherches. Elle s’est inspirée des discours des leaders américains qui ont essayé de rassembler les citoyens pendant des périodes de division intense, comme Abraham Lincoln et Martin Luther King. Elle a également parlé à deux des précédents. »

Il cite aussi le Los Angeles Times dans lequel dans un entretien la jeune poétesse parle des fractures américaines et du rôle de son texte :

« Je dois reconnaître cela dans le poème. Je ne peux pas l’ignorer ou l’effacer. Et donc, j’ai élaboré un poème inaugural qui reconnaît ces cicatrices et ces blessures. J’espère qu’il nous fera progresser vers leur guérison ».

Ce journal suisse a titré : <La jeune poétesse Amanda Gorman vole la vedette à Joe Biden>

Libération titre : <Et soudain, la voix «féroce et libre» de la poète américaine Amanda Gorman> en faisant référence à une expression qu’elle a insérée dans son texte :

« Nous ne reviendrons pas à ce qui était, mais nous irons vers ce qui sera : un pays meurtri, mais entier ; bienveillant, mais audacieux ; féroce et libre. »

Telerama annonce : <Soudain, la jeune poétesse Amanda Gorman entre dans l’Histoire>

Et, la presse canadienne donne cette appréciation <Amanda Gorman, lumière de l’investiture >

Et c’est en évoquant la lumière qu’Amanda Gorman termine son magnifique texte et c’est cette conclusion que je mets en exergue de ce mot du jour.

Les récits sont essentiels pour nous rassembler et sans l’espoir de la capacité de changer les choses pour un meilleur avenir, notre vie est vaine

Sur le site de la Radio télévision Suisse on trouve une traduction du texte d’Amanda Gorman :

« Le jour vient où nous nous demandons où pouvons-nous trouver la lumière dans cette ombre sans fin ?
La défaite que nous portons, une mer dans laquelle nous devons patauger. Nous avons bravé le ventre de la bête.
Nous avons appris que le calme n’est pas toujours la paix. Dans les normes et les notions de ce qui est juste n’est pas toujours la justice.

Et pourtant, l’aube est à nous avant que nous le sachions. D’une manière ou d’une autre, nous continuons.
D’une manière ou d’une autre, nous avons surmonté et été les témoins d’une nation qui n’est pas brisée, mais simplement inachevée.
Nous, les successeurs d’un pays et d’une époque où une maigre jeune fille noire, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente, et se retrouver à réciter un poème à un président.

Et oui, nous sommes loin d’être lisses, loin d’être immaculés, mais cela ne veut pas dire que nous nous efforçons de former une union parfaite.

Nous nous efforçons de forger notre union avec détermination, de composer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, les couleurs, les caractères et les conditions de l’être humain.

Ainsi, nous ne regardons pas ce qui se trouve entre nous, mais ce qui se trouve devant nous. Nous comblons le fossé parce que nous savons que, pour faire passer notre avenir avant tout, nous devons d’abord mettre nos différences de côté. Nous déposons nos armes pour pouvoir tendre les bras les uns aux autres. Nous ne cherchons le mal pour personne mais l’harmonie pour tous. Que le monde entier, au moins, dise que c’est vrai. Que même si nous avons fait notre deuil, nous avons grandi. Que même si nous avons souffert, nous avons espéré ; que même si nous nous sommes fatigués, nous avons essayé ; que nous serons liés à tout jamais, victorieux. Non pas parce que nous ne connaîtrons plus jamais la défaite, mais parce que nous ne sèmerons plus jamais la division.

L’Écriture nous dit d’imaginer que chacun s’assoira sous sa propre vigne et son propre figuier, et que personne ne l’effraiera. Si nous voulons être à la hauteur de notre époque, la victoire ne passera pas par la lame, mais par tous les ponts que nous avons construits. C’est la promesse de la clairière, la colline que nous gravissons si seulement nous l’osons. Car être Américain est plus qu’une fierté dont nous héritons ; c’est le passé dans lequel nous mettons les pieds et la façon dont nous le réparons. Nous avons vu une forêt qui briserait notre nation au lieu de la partager, qui détruirait notre pays si cela pouvait retarder la démocratie. Et cet effort a presque failli réussir.


Mais si la démocratie peut être périodiquement retardée, elle ne peut jamais être définitivement supprimée. Dans cette vérité, dans cette foi, nous avons confiance, car si nous avons les yeux tournés vers l’avenir, l’histoire a ses yeux sur nous. C’est l’ère de la juste rédemption. Nous la craignions à ses débuts. Nous ne nous sentions pas prêts à être les héritiers d’une heure aussi terrifiante, mais en elle, nous avons trouvé le pouvoir d’écrire un nouveau chapitre, de nous offrir l’espoir et le rire.

Ainsi, alors qu’une fois nous avons demandé : “Comment pouvons-nous vaincre la catastrophe ?” Maintenant, nous affirmons : “Comment la catastrophe pourrait-elle prévaloir sur nous ?”

Nous ne reviendrons pas à ce qui était, mais nous irons vers ce qui sera : un pays meurtri, mais entier ; bienveillant, mais audacieux ; féroce et libre. Nous ne serons pas détournés, ni ne serons interrompus par des intimidations, car nous savons que notre inaction et notre inertie seront l’héritage de la prochaine génération. Nos bévues deviennent leur fardeau. Mais une chose est sûre, si nous fusionnons la miséricorde avec la force, et la force avec le droit, alors l’amour devient notre héritage, et change le droit de naissance de nos enfants.

Alors, laissons derrière nous un pays meilleur que celui qui nous a été laissé. À chaque souffle de ma poitrine de bronze, nous ferons de ce monde blessé un monde merveilleux. Nous nous élèverons des collines de l’Ouest aux contours dorés. Nous nous élèverons du Nord-Est balayé par les vents où nos ancêtres ont réalisé leur première révolution. Nous nous élèverons des villes bordées de lacs des États du Midwest. Nous nous élèverons du Sud, baigné par le soleil. Nous reconstruirons, réconcilierons et récupérerons dans chaque recoin connu de notre nation, dans chaque coin appelé notre pay s; notre peuple diversifié et beau en sortira meurtri et beau.

Quand le jour viendra, nous sortirons de l’ombre, enflammés et sans peur. L’aube nouvelle s’épanouit alors que nous la libérons. Car il y a toujours de la lumière. Si seulement nous sommes assez braves pour la voir. Si seulement nous sommes assez braves pour l’être. »

Voici le texte original  <The Hill We Climb Amada Gorman>

Je redonne le lien vers la vidéo : <The Hill We Climb>

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Lundi 1 février 2021

« Tout le problème de ce monde est que les imbéciles et les fanatiques sont toujours très sûrs d’eux, alors que les gens plus intelligents sont pleins de doute. »
Bertrand Russell

J’ai lu souvent ces derniers temps cette citation attribuée au célèbre écrivain américain né en Allemagne, Charles Bukowski :

« Le problème avec ce monde c’est que les gens intelligents sont pleins de doutes alors que les imbéciles sont pleins de certitudes. »

Ce remarquable écrivain a, hélas en France, une réputation entachée par sa désastreuse intervention dans « Apostrophes » de Bernard Pivot que Wikipedia rapporte de la manière suivante :

« En direct sur le plateau, Bukowski boit trois bouteilles de vin blanc au goulot puis, ivre, tient des propos incohérents, rejette brutalement la comparaison de son œuvre avec celle d’Henry Miller, tandis que François Cavanna — qui défendait l’œuvre et le personnage sur le plateau — tente vivement de le faire taire (« Bukowski, ta gueule ! »). Bukowski caresse le genou de Catherine Paysan, puis, las de la discussion qu’il trouve trop guindée, finit par arracher son oreillette et quitter finalement le plateau — ce que personne n’avait fait auparavant — sans que Bernard Pivot, découragé, ne cherche à le retenir. Hors caméra, il sort un couteau avec lequel il menace (« pour rire », selon lui) une personne chargée de la sécurité, ce qui lui vaut d’être maîtrisé et jeté hors des locaux d’Antenne. ».

Ceci ne diminue en rien ses talents d’écrivain, mais devrait mettre en garde tout le monde devant les méfaits de l’alcool qui conduisent à des comportements regrettables.

Il est possible que Bukowski ait écrit ou dit cette phrase pleine de sens.

Mais j’ai trouvé sur plusieurs sites et notamment ce site sérieux <Philosophie Magazine> et sous la plume très sérieuse de François Morel, une phrase exprimant exactement la même vérité mais attribué au mathématicien philosophe Bertrand Russell. : « Tout le problème de ce monde est que les imbéciles et les fanatiques sont toujours très sûrs d’eux, alors que les gens plus intelligents sont pleins de doute. »

François Morel a raconté en outre :

« Bertrand Russell est l’auteur de cette phrase qui lui a peut-être été inspirée par un souvenir personnel. Figurez-vous qu’il fut l’un des 24 survivants sur un total de 43 passagers d’un accident d’avion. Les victimes étant essentiellement dans la partie non fumeurs de l’appareil, le philosophe gallois put constater que le fait de fumer lui avait sauvé la vie. »

C’est une autre manière de parler du sujet de « l’ultracrépidarianisme » évoqué lors du mot du jour du <23 septembre 2020>

Le présent article a aussi pour objet d’annoncer le retour du mot du jour quotidien à partir du lundi 8 février 2021.

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