Vendredi 29 novembre 2019

« Et ce que je célébrais, ce jour de novembre 1989, c’était la réunification des deux parties de ma vie dont le Mur odieux symbolisait la déchirure. »
Mstislav Rostropovitch en parlant de son concert devant le mur de Berlin

J’avais fini un peu rapidement, le mot du jour sur la chute du mur de Berlin par une photo de Mstislav Rostropovitch jouant au violoncelle devant un pan du mur en cours de destruction.

C’est un peu rapide, parce qu’il y a une petite histoire de ce concert improvisé hors du temps.

Et puis, il y a aussi la Grande Histoire….

Et enfin, il y a un artiste exceptionnel et qui est aussi devenu un homme exceptionnel et que tout ceux qui l’aimaient, appelaient, Slava.

Aujourd’hui je parlerai de l’homme

Et je n’oublierai pas qu’à côté de cet homme, il y avait une femme, tout aussi exceptionnelle dans l’art comme dans l’humanité, et à laquelle il faudra que je consacre aussi un mot du jour : Galina Vichnevskaia.

Commençons par la petite histoire, celle de ce concert improvisé.

Rostropovitch, le 9 novembre 1989, était à Paris, il n’avait pas le droit de retourner dans son pays natal : la Russie.

Et il apprend la nouvelle. <Cette archive de l’INA> le montre racontant cette découverte :

« Ce soir-là, des amis m’ont appelé et m’ont dit : regarde un peu ce qui se passe.

J’ai allumé mon poste de télévision, mais je ne comprenais rien.

Il y avait des gens sur une plate-forme qui ouvraient des bouteilles de champagne.

Quand j’ai commencé à réaliser, les larmes me sont montées aux yeux. »

La suite est racontée par son ami, le PDG de Danone, Antoine Riboud :

« J’appelle et je tombe sur Slava qui me dit : Antoinetchik, mur Berlin effondré, nous obligés aller Berlin pour voir liberté.

Alors on arrive à Berlin, on prend deux taxis, un pour nous, l’autre pour le violoncelle. Et on est allé au mur de Berlin qui était juste à côté.

Et là Slava s’est assis, la foule s’est réunie. Silence fantastique… Et Slava a joué une sarabande de Bach.

Dans la vie, quand il y a d’immenses émotions, il y a toujours un extraordinaire moment d’humour.

Alors Slava jouait, on était à côté de Charlie door.

Et tous les allemands de l’Est passaient et voyaient un monsieur assis sur une chaise blanche qui jouait du violoncelle, il avait les cheveux blancs. Alors ils faisaient le détour, ils écoutaient, et puis avec un geste merveilleux, ils déposaient un peu d’argent, l’argent de l’Allemagne de l’est au pied de Slava.»

Antoine Riboud oublie dans son récit que Slava est venu avec son violoncelle mais sans un accessoire essentiel. Rostropovitch raconte, lui-même dans un article du Monde du 5 novembre 2009 : comment il a pu obtenir un siège pour jouer car il avait oublié cet accessoire indispensable pour tout violoncelliste

« Je m’en suis rendu compte, planté devant le Mur. Pas un endroit pour m’asseoir ! J’étais catastrophé. Jamais je n’avais réalisé que ce simple accessoire m’était aussi indispensable que l’instrument précieux. Toujours, on m’avait évité ce tracas ! Mon violoncelle sous le bras, j’ai sonné à une loge de concierge pour emprunter une chaise. Un homme m’a dévisagé : ‘Etes-vous Rostropovitch ?’ Puis il a disparu trois minutes avant de rapporter une chaise et une vingtaine de personnes ! »

Cela c’est la petite histoire, mais dans le même article il dit le sens profond de son geste :

« Toute ma vie est là-dedans.
Ma cohérence, mon unité.
Mais qui pourrait comprendre ? C’est mon histoire à moi.

Et ce que je célébrais, ce jour de novembre 1989, c’était la réunification des deux parties de ma vie dont le Mur odieux symbolisait la déchirure.

D’un côté de la Muraille se trouvaient mon passé, mon pays, mes racines ; de l’autre côté mon exil, mon travail, mon avenir.
Deux pans de vie cloisonnés, hermétiques, que j’avais cru ne jamais pouvoir réunir et qui me donnaient le sentiment d’être amputé, incomplet.” Qui, en effet, pouvait imaginer que le Mur cachait des lézardes ? Que, de l’intérieur, le système était miné ?
Nous pensions tous que le communisme allait durer mille ans !
Et que jamais, jamais nous ne pourrions revenir au pays.
L’exil est toujours une blessure.
Mais celui d’URSS et des pays du bloc était le plus cruel et le plus désespéré : tout départ signifiait un adieu. »

Pourtant, après les années d’apprentissage, Slava et Galina étaient adulés par toute l’élite soviétique. Dans le livre de Claude Samuel : « Entretiens avec Rostropovitch et Vichnevskaïa » publié chez Robert Lafont, que j’avais lu, il y a assez longtemps et que j’ai relu partiellement pour écrire ce mot du jour on voit une photo sur laquelle il est en compagnie de Nikita Khrouchtchev, alors secrétaire général du parti communiste et successeur de Staline.

Les premiers doutes viennent à partir du moment où le pouvoir soviétique commence à censurer et à harceler Chostakovitch et Prokofiev pour lesquels il a une profonde admiration et avec lesquels il a noué un lien artistique et amical fort.

Il y a un second épisode qui est rarement raconté et qui m’avait marqué lorsque je l’ai entendu pour la première fois.

Un des plus beaux concertos de violoncelle est celui de Dvorak. Anton Dvorak est le plus grand compositeur tchèque. Sa musique chante l’âme slave et tchèque.

En 1968, il y eut aussi le printemps de Prague, pendant lequel les jeunes tchèques voulurent croire en un communisme au visage humain avec à leur tête Alexander Dubček. Mais les soviétiques n’acceptaient pas une évolution qui leur échappe. Pendant la nuit du 20 au 21 août 1968, des blindés de plusieurs pays communistes pénètrent dans Prague pour réprimer le vent de liberté. Ils ont rencontré une vaine mais héroïque résistance de la part des étudiants notamment dans les rues de la capitale.

Par le hasard des programmations de concert, le 21 août au soir un concert était prévu à Londres par Rostropovitch et l’orchestre symphonique d’Etat de l’URSS dirigé par Evgeny Svetlanov. Au programme, il y avait justement le concerto de Dvorak. Mais les musiciens russes furent accueillis par une salle hostile, des gens se levèrent pour les invectiver les russes et les traiter d’envahisseurs.

Cependant, Rostropovitch parvint par son interprétation à faire passer une immense émotion. Ceux qui y ont assisté racontent que les larmes coulaient sur le visage de Slava pendant qu’il jouait.

Vous pouvez entendre cette interprétation sur cette <page>

Et puis à la fin de son interprétation, il joua comme bis la Sarabande
de la Suite n°2 (BWV 1008) de Bach et la dédiera « à ceux qui sont tristes ».

Ensuite, il y a l’épisode beaucoup plus connu dans lequel Slava et Galina vont accueillir Soljenitsyne chez eux, en 1969. Le futur auteur de l’archipel du goulag n’a nulle part où aller, les autorités soviétiques entendent le priver de tout.

Et au départ, il ne s’agit pas pour Rostropovitch d’un acte de dissidence, simplement un acte d’humanité.

Il répond à Claude Samuel (page 103) :

« Lorsque Soljenitsyne a commencé à vivre chez nous, il n’était pas question pour nous de faire de la politique. C’était simplement un acte d’humanité. Quand on a voulu nous obliger à le chasser, c’est là que le conflit a éclaté. On me disait : « vous savez, il est antisoviétique ! » Et je répondais : « Avant d’affirmer qu’il est ou non anti soviétique, dites-moi s’il est ou non un être humain. Il faut qu’il vive quelque part et nous ne pouvons pas le renvoyer. Si vous lui donnez un appartement ou même une chambre, c’est lui qui partira.»

Dans un article publié par Libération le 19 novembre 2005 : Il raconte plus précisément les pressions, les peurs.

« Les officiels du Parti m’ont fait savoir que je devais mettre Soljenitsyne à la porte. Je leur ai dit qu’il faisait moins 30 degrés et qu’il n’en était pas question. Soljenitsyne avait été chassé de la Maison des écrivains et il n’avait d’autre choix que d’habiter chez nous. Une fois il m’a dit : «On ne fera plus le trajet ensemble jusqu’à Moscou en voiture, on ne va pas les laisser se débarrasser de deux personnes avec un seul camion.» Ma hantise était qu’ils suppriment Soljenitsyne chez moi, et que mes enfants et petits-enfants me suspectent d’avoir été indirectement complice du KGB. Du coup, j’ai écrit une lettre que j’ai envoyée à quatre journaux dans laquelle je disais tout ce que je pensais du régime. Je savais qu’elle ne serait jamais publiée et qu’on pouvait m’arrêter, mais je savais également qu’elle serait copiée des centaines de fois. La preuve, tout le monde était au courant à Paris, dès le lendemain. Je jouais alors en Allemagne. Un agent du KGB est venu me trouver après le concert dans ma chambre d’hôtel. Il m’a dit : «Vous avez entendu cette provocation ? On a publié une lettre sous votre signature dans laquelle on vous fait dire que c’est un scandale que des compositeurs comme Chostakovitch et Prokofiev ont été critiqués dans leur pays, et qu’il faille aller à Paris pour voir les films de Tarkovski.» J’avais également écrit dans cette lettre : «Dans vingt ans, nous aurons honte de ce passé.» »

Il dit aussi qu’après cela, les autorités ont annulé tous ses concerts en Union soviétique. Galina raconte qu’on la laissait chanter, mais on enlevait son nom des affiches. On l’empêche aussi d’aller faire des tournées en occident. Dans un régime comme celui de l’Union soviétique, toute activité dépendait du pouvoir qui pouvait dès lors enlever toute ressource économique à ceux qu’elle voulait punir.

Slava et Galina ne molliront pas.

En 1974, Soljenitsyne est d’abord arrêté puis expulsé et déchu de sa nationalité soviétique. La situation des époux Rostropovitch ne s’améliorera pas.

Rostropovitch parviendra à négocier un départ temporaire d’URSS. Les autorités soviétiques lui auraient promis de le laisser revenir en U.R.S.S. à l’expiration de ce délai. Mais ils ne respecteront pas cette promesse.

Mstislav Rostropovitch quittera l’Union soviétique, pour Londres, le 26 mai 1974 avec Galina Vichnevskaïa, et ses deux filles.

Le mercredi 15 mars 1978, « Les Izvestia » annoncent que lui et son épouse sont déchus de leur nationalité soviétique, interdiction sera faite à Aeroflot de lui vendre un billet d’avion.

Slava et Galina recevront cette décision comme une déchirure et furent très affectés :

<Un article du Monde de 1978> décrit la scène :

« Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnevskaïa ont donné, vendredi après-midi 17 mars, une conférence de presse à Paris. Tendue, le visage fermé, parfois au bord des larmes, la grande cantatrice a attaqué la première, disant qu’ ” il n’y a pas de mot pour exprimer l’indignation devant cet acte inhumain. Nous avons appris notre déchéance de la nationalité soviétique par la télévision. L’ambassade d’U.R.S.S. savait que nous étions à Paris ; elle n’a pas daigné nous annoncer officiellement cette exécution par contumace de notre famille. Je ne reconnais pas au gouvernement soviétique le droit de me priver de la terre qui m’a été donnée par Dieu “.

[…] En achevant leur conférence de presse, Rostropovitch et sa femme ont déclaré : ” Nous sommes sûrs que nous reviendrons un jour dans notre patrie.  »

Par la suite, Rostropovitch prendra aussi fait et cause pour Andrei Sakharov un autre dissident célèbre.

Il déclarera, dans un article du Monde en 1984, pendant une grève de la faim du dissident : Andreï Sakharov est en train de mourir pour que nous restions libres. :

« Nous souffrons avec lui. Nous le voyons comme s’il était ici, et nous ressentons toutes ses souffrances. Le destin est en train de mettre à l’épreuve la force morale des hommes libres en Occident. Pouvons-nous par notre force morale sauver la vie d’un homme qui meurt pour nous pour que nous conservions notre liberté ? […]

Quand j’étais encore à Moscou, nous étions très proches. Ses yeux sont ceux d’un saint homme. Je ne connais personne au monde qui ait un regard comme lui. Je l’ai connu à une époque où il commençait à perdre tous ses privilèges (d’académicien). Il a choisi ce chemin de croix en sachant parfaitement ce qui l’attendait. Il a d’abord été changé en un homme normal qui faisait la queue pour les pommes de terre. Comme moi. Nous étions voisins à la datcha. Maintenant, sa situation est plus mauvaise que la normale. Et toutes ses souffrances sont pour nous. C’est pourquoi je considère que nous sommes tous responsables de sa vie.


Ce n’est pas un simple artiste qui est allé, un jour de novembre 1989, jouer du Bach à l’endroit où il fallait être à ce moment-là.

C’est un homme qui avait de l’épaisseur et qui comprenait ce que pouvait signifier pour des millions d’homme, l’écroulement du mur de la honte.

Le 16 janvier 1990, Mikhaïl Gorbatchev signera le décret de réhabilitation de Rostropovitch.

Son rejet du communisme soviétique et de l’administration kafkaienne et incompétente qui dirigeait ces pays de l’est était devenu total et absolu.

Il explique <Dans cet article du Nouvel Obs> :

« Presque tous les artistes, tous les musiciens, les écrivains, la crème de la Russie, avaient émigré, et Staline a fait disparaître ceux qui étaient restés. On se dispute sur le nombre de millions de morts qu’il a faits. Trente, cinquante ? Et qui le système stalinien visait-il ? Ceux qui travaillaient. Ceux qui ne faisaient rien, les incapables, ont été épargnés.

Ceux qui dirigeaient la vie artistique ne comprenaient rien à l’art. Et ce qu’ils ne comprenaient pas était forcément mauvais. Voyez Chostakovitch, Prokofiev : ils n’avaient pas le droit de composer parce qu’ils n’étaient pas compris de ceux qui avaient le pouvoir. Je vais vous raconter une histoire que je n’ai jamais racontée. J’avais un imprésario en Amérique, Sol Hurok, que j’aimais comme un père, et qui était un grand bonhomme ; il travaillait aussi avec Chaliapine, Stravinsky, Heifetz, Stern… Je devais faire une tournée de deux mois aux Etats-Unis. Je lui dis que je ne peux pas dire oui, parce que le ministère russe doit me donner son autorisation. En attendant, me répond Hurok, pouvez-vous me donner votre programme ? Bien sûr : Suite de Bach, sonate de Brahms, de Prokofiev, de Chostakovitch, et quelques petites choses. J’avais joué tout ça mille fois. Le ministère donne son accord pour la tournée (je ne conservais que deux cents dollars de chaque cachet, et le ministère empochait le reste), mais apprend que j’ai donné mon programme : “Nous savons que vous l’avez donné à votre imprésario ! Sans notre autorisation ! De quel droit ? Vous ne partirez jamais plus ! Nous avons ordonné à Hurok d’annuler le programme ! Vous devez fixer un autre programme, et il passera par nous !” Ils ne savaient pas de quoi était composé mon programme, mais Hurok leur avait dit qu’il l’avait déjà. J’ai dit : d’accord, veuillez noter mon nouveau programme. Et je dicte : “Suite de Bach n° 9 [il n’y en a que six], Sonate pour violoncelle n°3 de Mozart [il n’y en a pas une seule], entracte, puis de la musique russe : quelques sonates pour violoncelle de Scriabine [il n’en existe pas].” Ils ont noté, envoyé le programme à Hurok, qui était fou furieux, mais qui a compris ce que cela signifiait. Il a imprimé le vrai. Evidemment, le ministère a fini par savoir que j’avais joué ce qui était prévu. Et à mon retour ils ont fait un scandale dont on se souvient encore, ils ont voulu me mettre en prison… Tels étaient les responsables russes. Tout de même, sous l’Ancien régime, les affaires professionnelles étaient tenues par des gens qui savaient leur métier ! Le système communiste et les millions de tués ont rendu le peuple russe défectueux. »

Celui qui a incarné aux yeux du monde entier la lutte pour la liberté de création à l’époque du glacis soviétique s’est éteint vendredi 27 avril 2007 à Moscou, à l’âge de 80 ans

<1317> 

Jeudi 28 novembre 2019

« Pause »
Un jour sans mot du jour

Il est prévu que parfois je m’autorise à faire une pause quand je ne suis pas en capacité, dans un temps raisonnable, de finaliser l’article que j’avais prévu.


Il y a deux ans, <Le 28 novembre > tombait un mardi.

Il était consacré à un sujet passionnant, le cerveau.

« Notre cerveau invente le monde qu’il ne voit pas selon ce qu’il suppose qu’il doit être »

<Mot sans numéro>

mercredi 27 novembre 2019

« Le Petit Prince, un livre pour enfant ? »
Question que je me pose et que je pose

Gérard Philippe est mort le 25 novembre 1959, à 36 ans, d’un cancer du foie qui l’a emporté en 3 mois. C’était donc il y a 60 ans et 2 jours.

Un article du Figaro : «La mort il y a soixante ans de Gérard Philipe a provoqué un tsunami» renvoie vers un livre de Jérôme Garcin qui vient de paraître : « Le dernier hiver du Cid »

Gérard Philippe a beaucoup contribué à la popularité du « Petit Prince » de Saint Exupéry lorsque parut, en 1954, son enregistrement du conte, toujours disponible.

Cet enregistrement de 1954 célébrait les dix ans de la mort de Saint-Exupéry.

Sa voix envoutante qui distillait l’émotion a su porter ce conte à la dimension d’un mythe.

Antoine de Saint-Exupéry qui est né à Lyon en 1900, n’est pas non plus mort vieux. Il a disparu, pendant la guerre, en vol le 31 juillet 1944 au large de Marseille. Il est mort pour la France.

Le « Petit Prince » a été publié à New York en 1943, donc un an avant son décès.

Le livre du « Petit Prince » selon Wikipedia a été vendu à plus de cent quarante-cinq millions d’exemplaires dans le monde et douze millions d’exemplaires en France. Il est traduit en 270 langues et dialectes, ce qui en fait l’ouvrage de littérature le plus vendu au monde et le plus traduit après la Bible.

Comme beaucoup, j’ai succombé à ce mythe. J’ai cédé à la faiblesse d’acheter un de ces mobiles qu’on trouve dans tous les magasins d’enfants représentant le petit prince dans son univers. Mobile que nous avons accroché dans la chambre des enfants, à Montreuil.

Récemment, j’ai retrouvé ce mobile. Ma première réaction a été de vouloir l’offrir à d’autres enfants. Mais les années avaient passé et ma réflexion a évolué et je n’ai pas persévéré dans ce souhait.

Peut-on remettre en cause le mythe du Petit Prince ?

Je pense que nous devons questionner tous les mythes, mythes religieux, mythes nationalistes et mythes littéraires.

Très récemment, un article de France Culture sur Facebook m’a conduit à une réaction d’humeur et à de beaux échanges avec d’autres personnes qui ont tenté de me convaincre que je ne voyais pas toute la complexité du Petit Prince.

« Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ».

Une de ces phrases du Petit Prince qu’on aime à distiller dans des conversations, quand ils touchent un peu plus à l’intime. Mais avant de venir à cette discussion sur Facebook, parce que Oui on peut avoir des conversations intelligentes sur Facebook avec des inconnus avec qui on partage des valeurs et des sujets de conversation qui ont du sens.

Mais avant de venir à ces échanges, quelques éléments un peu factuels.

A peu près dans tous les pays du monde si vous cliquez sur ce lien : <Le Petit Prince> vous tombez sur un site canadien qui donne accès gratuitement au texte intégral du « Petit Prince » écrit il y a 76 ans.

Mais si vous êtes en France, cela ne fonctionne pas.

Au Canada, l’œuvre est entrée dans le domaine public mais pas en France.

Dans la plupart des pays du monde, c’est la Convention de Berne qui s’applique avec une protection de 50 ou 70 ans révolus après la mort de l’auteur. Aux États-Unis c’est plus compliqué et plus long, vous pouvez approfondir avec <cet article> si vous le souhaitez.

Mais « Le Petit Prince », comme le reste de l’œuvre de Saint-Exupéry, reste en France protégé par le droit d’auteur jusqu’en 2032. Cette exception tient à l’extension de la durée des droits concernant les auteurs morts pour la France avec en plus une prorogation de guerre, comme toutes les œuvres publiées avant 1948. Dans les autres pays du monde, où la durée de soixante-dix ans après la mort de l’auteur est en vigueur, l’œuvre de Saint-Exupéry est bien dans le domaine public depuis le 1er janvier 2015, 70 ans après la fin de la guerre. Au Canada et au Japon, où la durée des droits n’est valable que cinquante ans après la mort de l’auteur, le Petit Prince est déjà dans le domaine public depuis 1995.

C’est bien naturel quand les enfants de l’auteur ont la douleur de perdre leur père pendant la guerre, de leur donner quelques signes de réconfort et de reconnaissance supplémentaire sous la forme d’espèces sonnantes et trébuchantes.

Antoine de Saint Exupéry n’avait pas d’enfants.

Mais il a des héritiers et il existe même un légataire universel de la veuve. Et tous ces gens se disputent le magot. La <Justice a dû intervenir> notamment concernant les produits dérivés, comme ce mobile que je ne veux plus donner à un enfant.

Dans le clan des héritiers, il y a la famille Giraud d’Agay qui descend de la sœur cadette de Saint-Exupéry, et José Martinez-Fructuoso, ancien secrétaire de l’épouse de Saint Exupéry, Consuelo, qu’elle a désigné comme légataire universel.

Bien entendu, comme c’est déjà le cas pour les personnages de Tintin et de Zorro, les héritiers de Saint-Exupéry ont déposé le personnage du roman comme marque de commerce jusqu’en juin 2028.

Donc chaque fois que vous achetez une bricole qui a un rapport avec « Le Petit Prince », celui qui dit :

« Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. (Chap. XXI) »

le tiroir-caisse de ces rapaces tinte délicatement avec le son métallique des pièces de monnaie qui y tombe. Bien sûr, cela est encore beaucoup moins poétique dans la réalité, ces sommes alimentent automatiquement et informatiquement la ligne dématérialisée et sans âme d’un compte en banque.

Ils font certainement une lecture orientée de cette autre phrase :

« Il faut exiger de chacun ce que chacun peut donner. (Chap. X) »

Il y a bien sûr une boutique en ligne pour vous permettre de faire de magnifiques cadeaux de Noël. Une boutique en ligne qui vend 80.000 produits chaque année. Plus de 800 références y sont disponibles, livraison dans le monde entier

Elle a une adresse toute simple : https://www.lepetitprince.com/

Il y a un tel décalage, entre le discours tenu par le Petit Prince et toute la camelote autour qui est vendue au profit d’un mercantilisme le plus obscène. Je trouve cela d’autant plus choquant pour ce livre précisément. Je ne suis pas seul à critiquer les héritiers mercantiles. Vous trouverez un article dans L’express  qui détaille les obsessions des ayants droits à utiliser tout prétexte, tout vague anniversaire pour organiser des commémorations promptes à dégager des revenus : <Le Petit Prince : le grand ras-le-bol !>

Mais passons au fond sur l’Histoire. La publication de France Culture que j’ai évoquée est celle-ci : Pourquoi il faut relire “Le Petit Prince” d’Antoine de Saint-Exupéry

Avec cette entame : « Le Petit Prince” : qu’est-ce que c’est ? Une histoire pour enfants ? Un conte fantastique ? Un conte philosophique ? Peut-être tout cela à la fois… Dans tous les cas, le plus grand livre de la littérature du XXe siècle pour le philosophe Martin Heidegger ! Une œuvre assurément attentive au présent. »

C’est bien d’en appeler au grand philosophe allemand « Martin Heidegge» au goût si sûr puisqu’il jugeait aussi avec grande bienveillance et admiration le national socialisme. Il adhéra au Parti nazi en 1933 alors qu’il avait déjà 44 ans et une réputation de philosophe affirmé. Il resta nazi jusqu’en 1944.

Je critique le Petit Prince mais je ne comprends pas bien le lien qui peut exister entre la doctrine nazi et le contenu du Petit Prince. Mais Heidegger n’est pas le seul à classer le Petit Prince en haut de l’affiche.

En 1999, la Fnac et Le Monde ont tenté de trouver un comité capable d’établir un classement français des livres considérés comme les cent meilleurs du XXe siècle.

« Le Petit Prince » termine quatrième, devancé par « L’Étranger » d’Albert Camus, « À la recherche du temps perdu » de Marcel Proust et « Le Procès » de Franz Kafka.

Ce type de palmarès me semble assez vain pour les œuvres de l’esprit.

Mais que « Le Petit Prince » devance « Les raisons de la colère » de Steinbeck ne me convainc pas et ce n’est qu’un exemple parmi d’autre.

Il faut bien comprendre que je ne nie pas les qualités de ce livre mais je trouve qu’on en fait trop et surtout je prétends que ce n’est certainement pas un livre pour enfant, ou alors il faut mentir aux enfants ou travestir la réalité.

Donc j’ai réagi à la publication de France Culture par cette envolée :

« Je ne partage pas l’enthousiasme du plus grand nombre.
Un livre pour enfant ?
C’est l’histoire d’un petit prince poète et malheureux.
Et la porte de sortie qu’il trouve est le suicide.
Ce n’est pas un livre d’enfant, c’est un livre de dépressif qui finit mal ! »

A ce niveau il y a toujours quelqu’un pour marquer son étonnement : « Ah bon le Petit Prince se suicide ? »

Dans le fil de la discussion, la question qui est venue avec 4 points d’interrogations « A quel moment il se suicide ???? »

Eh bien, à l’avant dernier chapitre, le 26, il le fait à la Cléopâtre.

Il y a des circonvolutions, des échanges avec le narrateur qui dilue un peu le récit. Mais il suffit de lire :

« Le petit prince dit encore, après un silence : – Tu as du bon venin ? Tu es sûr de ne pas me faire souffrir longtemps ?

[…]

Alors j’abaissai moi-même les yeux vers le pied du mur, et je fis un bond ! Il était là, dressé vers le petit prince, un de ces serpents jaunes qui vous exécutent en trente secondes. Tout en fouillant ma poche pour en tirer mon revolver, je pris le pas de course, mais, au bruit que je fis, le serpent se laissa doucement couler dans le sable, comme un jet d’eau qui meurt, et, sans trop se presser, se faufila entre les pierres avec un léger bruit de métal.

Je parvins au mur juste à temps pour y recevoir dans les bras mon petit bonhomme de prince, pâle comme la neige.

– Quelle est cette histoire-là ! Tu parles maintenant avec les serpents !

[…]

– Je suis content que tu aies trouvé ce qui manquait à ta machine. Tu vas pouvoir rentrer chez toi…

– Comment sais-tu !

Je venais justement lui annoncer que, contre toute espérance, j’avais réussi mon travail !

Il ne répondit rien à ma question, mais il ajouta:

– Moi aussi, aujourd’hui, je rentre chez moi…

[…]

– Cette nuit… tu sais… ne viens pas.

– Je ne te quitterai pas.

– J’aurai l’air d’avoir mal… j’aurai un peu l’air de mourir. C’est comme ça. Ne viens pas voir ça, ce n’est pas la peine…

[…]

– Tu comprends. C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C’est trop lourd.

[…]

Et il se tut aussi, parce qu’il pleurait…

– C’est là. Laisse-moi faire un pas tout seul.

Et il s’assit parce qu’il avait peur.

[…]

– Voilà… C’est tout…

Il hésita encore un peu, puis il se releva. Il fit un pas. Moi je ne pouvais pas bouger.

Il n’y eut rien qu’un éclair jaune près de sa cheville. Il demeura un instant immobile. Il ne cria pas. Il tomba doucement comme tombe un arbre. Ça ne fit même pas de bruit, à cause du sable. »

Peut-être certains seront-ils scandalisés par ce traitement aux ciseaux du chapitre. Mais quand on enlève, l’enluminage, le rêve, les histoires qu’on raconte pour supporter la réalité de la mort : c’est un suicide.

Des internautes ont tenté de me convaincre

« C’est l’enfance qui cède sa place ! En ce qui concerne la mort du Petit Prince, c’est une métamorphose initiatique. »

Ou

« Ce n’est pas un suicide, mais une transformation. Tel Dante, le petit Prince quitte son corps de chair pour s’élever dans les étoiles. »

Évidemment, si on fuit le réel et on se réfugie dans le mythe, on arrive à écrire que se donner la mort est une transformation. Je rappelle Camus : « mal nommer les objets, c’est ajouter du malheur au monde. »

Je me souviens que les adeptes du temple solaire parlaient aussi en allégorie et en langage transcendantal. Ils pensaient se retrouver sur Sirius.…

Je m’insurge sur le fait de dire que c’est un conte pour enfant.

Quel serait le message de ce conte pour enfant ?

Quand on ne se sent pas bien nulle part, il faut mourir ?

Il y a dans ce livre de la dépression, de la collapsologie avant l’heure et l’odeur de la mort

Rien de ce que je dis n’est absolu. Je ne prétends pas dire la vérité qui n’existe pas d’ailleurs dans cette matière. Je pousse seulement les gens à se questionner, à interroger et non pas à suivre la foule et dire comme cette histoire est belle, poétique et instructive !

Vous apprendrez dans cet article que <Le Petit Prince est le fruit d’un chagrin d’amour>

Un des internautes qui croit aux grandes vertus de ce petit livre a fini notre conversation de réseaux sociaux sur ce petit texte et je lui laisse, bien volontiers, le dernier mot

«  Tout est contenu dans tout: le mal dans le bien, le bien dans le mal, comme le laid dans le beau ou le beau dans le laid. Ainsi, une parole lumineuse peut dissimuler un dessein sombre, de même qu’un langage rustre peut dissimuler une âme pure et belle. L’allégorie n’est qu’une forme ou une apparence pour dissimuler un autre sens que ce qui est immédiatement lu.
Nous ne sommes pas jury littéraire, critique ni censeur. Chacun reçoit une œuvre et l’apprécie au regard de son histoire personnelle, de sa culture, son éducation, ses valeurs ou ses croyances. Ce que vous ressentez ne se juge pas.
Au moins, je constate un point en faveur de l’œuvre: elle ne vous indiffère pas. Elle nous amène d’ailleurs à échanger et partager nos avis ici. Même à travers un ressenti contradictoire, le Petit Prince réunit.
C’est toute la puissance d’une œuvre littéraire au-delà de sa résonance immédiate : que laisse-t-elle dans la culture, quelle empreinte imprime-t-elle dans l’histoire ? Une œuvre qui dépasse les générations, qui séduit petits et grands, qui s’étudie de l’école à l’université reste un marqueur de notre temps, de notre société, de notre pensée.
Ne pas y avoir été sensible ne vous éloigne aucunement d’une quelconque vérité. J’imagine que votre sensibilité s’exprime ailleurs et c’est toute la richesse de la diversité humaine. Peut-être avons-nous une lecture commune qui nous rassemble entièrement ? A l’inverse, peut-être êtes-vous marqué par une œuvre à côté de laquelle je suis passé sans la moindre émotion ?

Quant au marketing littéraire, comment ne pas vous rejoindre ? Tout ce qui peut rapporter de l’argent est source de commerce. Du magnifique à l’abject, de l’utile au futile.
Le marketing nous retient dans la matérialité, ce que le Petit Prince justement nous invite à dépasser. Souvenez-vous : « on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »

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Mardi 26 novembre 2019

« Qui est le Colonel Picquart ?»
Question posée dans l’émission Répliques à deux spécialistes qui ont écrit deux ouvrages assez différents.

Je ne suis pas allé voir « J’accuse » de Roman Polanski.

Je suis allé voir « les enfants d’Isadora »

Je rappelle que le titre « J’accuse » est pour l’Histoire le titre de l’article qu’Emile Zola a publié dans le journal l’Aurore dans lequel Georges Clemenceau était éditorialiste..

Mais, la première question que beaucoup se posent aujourd’hui, est de se demander s’il est pertinent d’aller voir un Film de Roman Polanski.

Roman Polanski est en effet accusé par la photographe Valentine Monnier de l’avoir violée après l’avoir frappée, en 1975, dans un chalet à Gstaad, en Suisse, alors qu’elle était invitée avec d’autres amis chez le cinéaste.

Dans <cet article> du Monde, Valentine Monnier explique pourquoi elle n’a pas porté plainte au moment des faits, plainte désormais prescrite.

Elle a cependant rompu le silence pour porter l’affaire devant le tribunal médiatique.

Elle l’a fait parce qu’elle n’a pas supporté la réponse suivante que Polanski a faite à l’écrivain Pascal Bruckner qui l’interrogeait :

«Travailler, faire un film comme celui-là, m’aide beaucoup, je retrouve parfois des moments que j’ai moi-même vécus, je vois la même détermination à nier les faits et me condamner pour des choses que je n’ai pas faites »

Elle n’a donc pas supporté que Roman Polanski puisse se réclamer de l’innocence de Dreyfus pour mettre en cause ses accusatrices et la Justice qui l’ont poursuivi.

Roman Polanski a par la suite rectifié son propos dans « Le Point » le 7 novembre en déclarant :

« Il y a dans le destin de Dreyfus certains aspects que je connais. Mais si on pense que je me compare à lui, je n’ai même pas envie d’en discuter, c’est complètement idiot ! »

Concernant les diverses accusations portées contre lui, une chose est certaine il a bien violé une adolescente de 13 ans, en 1977 aux États-Unis après l’avoir droguée. Il a reconnu ces faits et pour ne pas subir les foudres de la justice américaine, il ne se rend plus aux États-Unis. Samantha Geimer souhaite ne plus entendre parler de cette affaire et demande qu’on ne poursuive pas le cinéaste pour ces faits.

Outre Samantha Geimer et Valentine Monnier, trois autres femmes accusent Roman Polanski de viol, mais la Justice n’a été saisie pour aucune de ces affaires.

Concernant Valentine Monnier, il semble que des voisins du chalet de Gstaad qui l’avaient recueillie traumatisée, apportent de la crédibilité à son accusation.

Je pose cependant la question que si nous prenons pour acquis le crime de Polanski, faut-il pour autant boycotter l’œuvre du criminel.

Un premier aspect me semble important, le film est une œuvre collective. Ne pas aller voir le film, parce que l’un des auteurs est coupable d’un crime, c’est exercer une sanction collective. Une sanction collective n’est jamais la Justice.

Mais il y a un second aspect qui est la différenciation entre l’auteur et l’œuvre. Autrement dit, l’œuvre n’a rien à voir avec l’accusation portée contre l’auteur. Prenons l’exemple souvent cité de Céline. « Voyage au bout de la nuit » est un chef d’œuvre qui n’a rien à voir avec la haine antisémite de Céline. Faut-il se priver de cette lecture ?

En revanche, les pamphlets antisémites de Céline sont l’expression du crime dont on l’accuse. Ce qui parait raisonnable c’est de lire « Voyage au bout de la nuit » mais non Bagatelles pour un massacre.

Le film de Polanski n’a pas pour sujet la violence faite aux femmes. Il n’est pas un pamphlet appelant au viol des femmes. C’est un film sur un sujet historique qui traite de l’antisémitisme et de l’obstination de l’Armée française de refuser de reconnaitre une injustice pour ne pas avoir à se déjuger. Dès lors, à mon analyse, je peux aller voir ce film.

Cependant ce film met en avant le rôle héroïque du Colonel Picquart et selon ce que je comprends parle peu des autres acteurs de ce drame, par exemple de Zola.

Ceci me conduit à un deuxième cas de conscience : celui d’Alain Finkielkraut qui perdant ses nerfs dans l’émission de Pujadas a dit des sottises. Cette émission <La Grande Confrontation> sur LCI qui a duré plus de trois heures est absolument inepte. J’en ai regardé une grande partie pour remettre les propos déplacés de Finkielkraut dans le contexte de l’émission. C’est une émission dans laquelle un nombre exagéré d’intervenants s’invectivent sans s’écouter en cherchant à avoir le dernier mot ou de faire le buzz. C’est intellectuellement navrant et sans intérêt. Je ne comprends pas pourquoi Finkielkraut se compromet dans de telles émissions, surtout que connaissant ses fragilités il y a toujours de forts risques qu’il s’énerve et dise des choses maladroites ou stupides.

Mais rien de tel dans son émission « Répliques » dans laquelle le respect et la hauteur de vue sont la règle.

Et dans sa dernière émission du 23/11/2019 il a invité deux intellectuels qui ont débattu sereinement, en s’écoutant parler, en répondant posément aux arguments de leur contradicteur, en reconnaissant tous les points sur lesquels ils étaient d’accord. Bref un débat qui grandit l’esprit et rend plus instruit.

Résolument Christian Vigouroux qui a écrit une biographie de Georges Picquart : « Un héros méconnu de l’affaire Dreyfus » est dans le camp de ceux qui encensent le colonel et montrent son rôle de premier plan.

Il est, en effet, le chef du service secret militaire français pendant l’affaire Dreyfus. Et c’est lui qui trouve la preuve matérielle de l’innocence d’Alfred Dreyfus et de la culpabilité d’Estherazy.

Deux points sont soulignés par Vigouroux, le premier c’est qu’il garde cette preuve et ne la détruit pas. Ses supérieurs, les généraux qui ne voulaient pas qu’on puisse dire que l’Armée s’était trompée en condamnant Dreyfus, auraient aimé qu’il la détruise.

Vigouroux a un autre argument de poids, c’est que son intransigeance l’a conduit à être d’abord écarté de la carrière fulgurante qui lui était promise, puis être emprisonné et enfin banni de l’armée.

Il n’a pas donc pas choisi sa carrière au profit de son honneur.

Indiscutablement, la preuve qu’il a gardé permettra d’innocenter Dreyfus.

Picquart sera récompensé en fin de compte puisqu’il deviendra Ministre de la Guerre pendant deux ans et demi de 1906 à 1909 dans un gouvernement dirigé par Clemenceau. Il meurt le 19 janvier 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, des suites d’une chute de cheval en Picardie

Mais Christian Vigouroux n’est pas totalement crédible quand il dit qu’il a refusé de se terrer dans le silence.

Car c’est bien le reproche qu’on pourra lui faire, il est resté longtemps silencieux.

Ce n’est pas un lanceur d’alerte.

C’est quelqu’un qui avec courage certes a voulu convaincre l’armée de l’intérieur.

Car son premier combat n’était pas en faveur de Dreyfus, mais pour l’honneur de l’Armée.

Car lui, contrairement aux généraux, une fois qu’il avait acquis la conviction que Dreyfus était innocent, était persuadé que la vérité éclaterait un jour.

Et que dans ses valeurs à lui, il valait mieux que ce fusse l’Armée qui déclare la vérité que des gens de l’extérieur humilient l’Armée en montrant qu’elle s’est trompée et a persisté dans l’erreur.

Ce combat, il l’a perdu. Il s’est passé exactement le contraire de ce qu’il espérait.

Et c’est l’historien Philippe Oriol qui est l’auteur de l’ouvrage de référence « L’Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours » (Les Belles Lettres, 2014) et a publié chez Grasset la correspondance inédite du capitaine Dreyfus et de Marie-Louise Arconati-Visconti, Lettres à la marquise (2017) qui nuance les propos laudateurs de Vigouroux :

« Dans la mémoire, collective, l’affaire Dreyfus est l’histoire d’une victime : Dreyfus, et d’un héros : Picquart. Picquart, le brave lieutenant-colonel, qui, découvrant l’erreur qui a fait condamner un innocent, met tout en œuvre pour faire réparer l’injustice, jusqu’à la prison et au sacrifice de sa carrière. En 1906, après la victoire du droit, il est réintégré, nommé général, et bientôt ministre de la Guerre dans le cabinet présidé par Georges Clemenceau.

Ce récit ne correspond pas à la vérité historique que ce livre, sur la base d’une nombreuse documentation inédite, rétablit. Le vrai Picquart, c’est un homme qui, s’il a tenté de faire réparer l’erreur judiciaire, l’a plus fait pour préserver l’armée que pour sauver un homme ; qui, dès le début des représailles, a fait marche arrière ; qui, pour assurer sa propre sauvegarde, a entravé l’action des partisans de l’innocent et ne s’est finalement lancé qu’à son corps défendant, sachant que son propre sort était scellé. Enfin, le « vrai » Picquart s’est acharné sur Dreyfus après sa grâce, faisant courir les plus injurieuses rumeurs, l’attaquant dans la presse avec des propos proches de ceux du camp adverse et, une fois ministre, a refusé de réparer la dernière injustice dont il était victime. Comment cet antisémite obsessionnel est devenu un héros permet de comprendre la manière dont l’histoire de France peut se raconter des histoires, afin de se blanchir… »

Il a écrit un livre à ce sujet : « Le faux ami du capitaine Dreyfus – Picquart, l’Affaire et ses mythes » dans lequel il accuse Picquart d’être un opportuniste et un antisémite.

J’ai écouté l’émission de Finkielkraut dans laquelle ces éminents intellectuels débattaient.

Je ne suis pas allé voir le film de Polanski.

Notre temps est limité, il faut savoir choisir ses priorités.

Sur cette page de France Culture sur Facebook, vous verrez aussi Philippe Oriol développer ses arguments.

Si vous faites le choix d’aller voir le film, sachez qu’il ne s’agit pas de la vérité historique et qu’il faut regarder cela plutôt comme un roman historique qui contient une part de vérité, mais qu’une part.

Lorsque <la fiche du film> déclare :

« L’affaire est racontée du point de vue du Colonel Picquart qui, une fois nommé à la tête du contre-espionnage, va découvrir que les preuves contre le Capitaine Alfred Dreyfus avaient été fabriquées. A partir de cet instant et au péril de sa carrière puis de sa vie, il n’aura de cesse d’identifier les vrais coupables et de réhabiliter Alfred Dreyfus. »

Vous devez savoir que la première phrase est exacte et que la seconde ne l’est pas dans l’absolu.

Vous pourrez aussi lire avec intérêt <cette critique> du roman de Robert Harris qui a servi de trame au film de Polanski.

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Lundi 25 novembre 2019

« Les enfants d’Isadora »
Film de Damien Manivel autour d’une danse composée en 1923 par Isadora Duncan

Avec Annie, nous allons peu au cinéma. Mais nous avons eu le désir d’aller voir « Les enfants d’Isadora ».

Ce film ne répond pas, mais alors pas du tout aux standards des films américains, films qu’on nomme blockbuster. Si vous voulez en savoir plus sur le sujet des superproductions américaines, vous pouvez lire cet article de « Slate.fr » : « La recette du blockbuster » qui vous renverra vers un livre d’un scénariste américain : Blake Snyder : « Les règles élémentaires pour l’écriture d’un scénario. ».

Pour suivre ce modèle, auquel beaucoup de spectateurs se sont habitués, il faut de l’action, des bons et des méchants, des scènes qui s’enchainent rapidement etc.

« Les enfants d’Isadora » est un film lent, très lent. C’est à ce prix qu’on obtient la poésie et la grâce.

Le film raconte des femmes qui sont fascinées par une danse composée en 1923 par la grande chorégraphe américaine Isadora Duncan : « Mother »

<Isadora Duncan> est née en 1877 à San Francisco, et morte tragiquement le 14 septembre 1927 à Nice.

C’est une danseuse américaine qui révolutionna la pratique de la danse et apporta les premières bases de la danse moderne européenne, à l’origine de la danse contemporaine.

Elle donna une place particulière à l’harmonie du corps, à la beauté. Elle osa des danses presque nue, simplement couverte par quelques voiles avec un retour au culte des corps et au modèle des figures antiques grecques.

Elle fonda plusieurs écoles de danse aux États-Unis et en Europe et même en Russie après la révolution soviétique où elle adhéra, un temps, à l’idéal révolutionnaire.

Elle fut, à Paris, la voisine d’Auguste Rodin, « son ami et son maître » selon son récit « Ma vie » publiée en 1927.

Et, lorsque le théâtre des Champs-Élysées est construit en 1913, son portrait est gravé par Antoine Bourdelle dans les bas-reliefs situés au-dessus de l’entrée, et peint par Maurice Denis sur la fresque murale de l’auditorium représentant les neuf Muses.

Elle fut totalement non conventionnelle dans son art, comme dans sa vie.

Elle eut des enfants sans être marié, fut aussi bisexuelle et de mœurs très libres.

Elle meurt tragiquement le 14 septembre 1927 à Nice : le long foulard de soie qu’elle porte se prend dans les rayons de la roue de la voiture dans laquelle elle était montée. Elle est brutalement éjectée du véhicule et meurt sur le coup dans sa chute sur la chaussée. Elle a été incinérée et ses cendres reposent à Paris au columbarium du cimetière du Père-Lachaise

Avant cela, en 1913 elle vécut une tragédie.

Ses deux enfants, tous deux hors mariage : Deirdre, née le 24 septembre 1906, et Patrick, né le 1er mai 1910, se noyèrent dans la Seine le 19 avril 1913. Les enfants se trouvaient dans la voiture avec leur nourrice de retour d’une journée d’excursion pendant qu’Isadora était restée à la maison. La voiture fit un écart pour éviter une collision. Le moteur cale, le chauffeur sort de la voiture pour faire redémarrer le moteur à la manivelle mais il a oublié de mettre le frein à main ; dès qu’il fait démarrer la voiture, celle-ci traverse le boulevard Bourdon, dévale la pente et les deux enfants et leur nourrice meurent noyés dans la Seine à Neuilly-sur-Seine.

Quelques mois plus tard, le 1er août 1914, Isadora Duncan accouche d’un enfant qui ne vivra que quelques heures. Elle écrira dans « Ma vie » :

« Je crois qu’à ce moment-là, j’atteignis le sommet de la douleur humaine, car avec cette mort il me semblait que mes autres enfants mouraient encore une fois ; c’était comme la répétition de la première agonie, avec quelque chose qui s’y ajoutait encore. »

Et puis, 10 ans plus tard, en 1923 à Kiev, sur une musique de Scriabine, elle créa une danse pour dire Adieu à ses enfants morts. Danse qu’elle appela « Mother ».

Un très bel article de « Libération » explique :

« En 1923, dix ans après avoir tragiquement perdu ses deux enfants, la pionnière de la danse moderne Isadora Duncan créait Mother, un solo funèbre et mythique dont il n’existe ni film d’époque ni photographie. Juste une partition – grâce au système de notation Laban, que peu d’experts savent déchiffrer -, à laquelle s’ajoutent les récits que se sont transmis corporellement et de manière quasi légendaire les disciples de la chorégraphe, et ces quelques lignes : «Ma danse était endormie depuis des siècles et mon chagrin l’a réveillée.»

Et tout le film est la recherche de femmes danseuses, pour retrouver les gestes et les pas de cette danse à partir de la partition pour créer l’indicible et l’émotion.

Le réalisateur Damien Manivel, né en 1981 avait commencé sa vie artistique par la danse contemporaine, il fait partager à ses actrices son désir de retrouver le geste bouleversant de l’immense artiste du début du XXème siècle pour surmonter sa souffrance.

<Slate> qui a également encensé ce film écrit :

« Ce qui est à venir est, malgré l’apparente absolue modestie du film, d’une ampleur immense. Il s’agit du travail, et il s’agit de la mort; il s’agit du deuil et de la manière dont des œuvres peuvent affronter l’abîme insondable de la douleur.

Il s’agit des puissances souterraines et sidérantes de la vie, et de sourcières qui en détectent les possibles résurgences. Qui parfois en permettent les triomphants jaillissements, même dans la pénombre d’une marge. […]

Les Enfants d’Isadora, c’est la promesse, dans le monde, avec les autres, en soi-même, de la possibilité d’une élégance du geste, d’une harmonie de formes, d’un accord entre des rythmes intérieurs et extérieurs. Ce film a su nous approcher de cela; il inspire une infinie gratitude. »

L’intelligence de Damien Manivel est de construire cette quête en 3 actes.

D’abord une jeune danseuse parisienne qui travaille, étudie, réfléchit, essaie la partition avec les doutes qu’on perçoit, il n’y a quasi aucune parole échangée lors de ce premier acte.

L’actrice qui incarne ce premier rôle est Agathe Bonitzer. Quand elle parvient au geste d’émotion, le réalisateur passe au second acte.


Ce second acte se joue dans un théâtre dans lequel une chorégraphe (Marika Rizzi) répète avec une adolescente trisomique (Manon Carpentier), cette même danse. Au début les gestes sont très éloignées de ceux auxquels était arrivée la danseuse précédente. Mais peu à peu, Manon trouve aussi le chemin pour s’approprier « mother ».

Le troisième acte est étrange, on voit une femme noire massive qui assiste au spectacle « Mother », sans que jamais le spectacle ne soit montré, et qui pleure.

Après un long et pénible voyage pour retourner dans son appartement, dans lequel on comprendra qu’elle a également perdu un enfant, elle esquissera aussi des gestes de cette chorégraphie.

Slate m’apprend que l’actrice qui joue ce rôle est Elsa Wolliaston, jamaïcaine et américaine qui vit en France et qui est une grande figure de la danse contemporaine africaine.

Slate écrit à son propos:

« Cette femme a tout d’un monument: une puissance qui sait la fragilité, une légèreté et une détermination qui d’emblée en imposent. Cette femme est
un monument. »


Un acte de grâce et d’humanité.

On trouve une photo sur Wikipedia qui montre Isadora Duncan avec ses deux enfants Deirdre et Patrick en 1912.

Un site consacré à la Danse publie aussi un article sur ce film et rapporte une autre phrase d’Isadora Duncan qui prend tout son sens au bout de la quête poursuivie par ce film :

« La vraie danse est la force de la douceur : elle est commandée par le rythme même de l’émotion profonde »

La musique sur laquelle ce solo a été dansée est l’<Etude opus 2 N° 1 d’Alexandre Scriabine>

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Vendredi 22 novembre 2019

« Les raisins de la misère »
Ixchel Delaporte

Hier, jeudi 21 novembre nous étions le troisième jeudi de novembre. C’est-à-dire la date à laquelle le beaujolais nouveau est mis en vente dans le monde entier.

Habitant Lyon, une sorte de règle déontologique m’interdit d’en dire du mal.

J’attends l’inspiration qui me permettra d’en dire du bien pour écrire un mot du jour consacré à ce phénomène et à cette passion japonaise.

Habitant Lyon, il ne m’est pas interdit de parler du vignoble de Bordeaux, de manière critique.

Au départ, il y a une jeune journaliste à l’Humanité, Ixchel Delaporte, qui découvre, en 2014,une note de l’INSEE, la note 194, qui détecte un « couloir de la pauvreté » dans le bordelais

Ixchel Delaporte raconte cette découverte et ce qu’elle en fit dans un entretien à <Rue 89 Bordeaux> :

«  C’était en 2014, je travaillais sur la pauvreté. Je suis tombée sur la note 194 de l’INSEE, publiée en 2011. Elle était assez impressionnante car elle détectait le fameux « couloir de la pauvreté » […]. C’était assez surprenant de voir ce liseré qui entourait une zone assez précise : elle part du Nord Médoc, passe par la Haute-Gironde, Blaye, contourne l’agglomération de Bordeaux et redescend ensuite du coté de Libourne, embrasse l’Entre-deux-Mers, Saint-Emilion, Sauternes, jusqu’à se refermer du côté de Marmande et Villeneuve-sur-Lot. Une cartographie de la pauvreté extrêmement bien délimitée, je n’avais jamais vu ça nulle part. Je suis partie à la rencontre des gens pour comprendre d’où venait cette pauvreté. […].

La première fois que je suis partie, c’était purement dans l’optique d’un reportage sur le couloir de la pauvreté.

Le sujet est resté dans mon esprit. Cela m’avait surprise sur place de voir la beauté des territoires, certains lieux très charmants et touristiques, des vignes très belles, des châteaux viticoles… Après coup, en rentrant, j’ai commencé à regarder la carte des appellations d’origine contrôlée, les zones considérées comme importantes au niveau viticole.

Petit à petit j’ai commencé à faire le lien entre ces deux cartes, celle de la pauvreté et celle des vins et des grands crus. Et j’ai compris qu’il y avait un lien clair et net.

[…] On me demande souvent si j’ai voulu participer au « Bordeaux bashing ». Le problème c’est que je ne connaissais pas le bordelais. Je ne suis pas amatrice de vin, je ne connaissais pas cette région, pour moi c’était une campagne comme une autre. Mais à chaque fois que je croisais des gens, ils avaient un lien avec la vigne. Ils ramenaient toujours leurs récits à elle, au fait que c’était un travail difficile, subi. Beaucoup de jeunes me disaient : « Je sais qu’il y a la vigne, mais je ne veux pas y aller parce que mon père est malade, ma mère a le dos cassé, ma tante a un cancer… ». À chaque fois quelque chose de très négatif. »

Au bout de son enquête, elle écrit un livre publié en octobre 2018 : « Les raisins de la misère » aux éditions Rouergue.

Les vignobles nécessitent des travailleurs saisonniers et intermittents travailleurs précaires. Bordeaux n’est pas seul dans ce cas, souvent les saisonniers sont mal traités. Mais à Bordeaux, c’est plus flagrant parce que la misère côtoie l’arrogance de la richesse.

L’éditeur présente le livre ainsi :

« De la pointe Nord du Médoc jusqu’à Agen, se concentre un fort taux de personnes vivant sous le seuil de la pauvreté, travailleurs saisonniers, mères célibataires, familles tziganes, retraités aux pensions minimales… Sur cet arc long de deux cent quarante kilomètres et large de quarante, cohabitent deux mondes, celui des châteaux aux noms prestigieux, Pauillac, Saint-Emilion, Sauternes, et une France invisible, celle des petits boulots, des habitats dégradés, des maladies professionnelles, du chômage, qu’on croit réservée aux régions du Nord ou des banlieues urbaines. ».

L’auteur ajoute dans l’article précité :

« De ce point de vue-là, il n’y a pas grand-chose qui puisse ressembler au bordelais ailleurs en France. »

La misère, omniprésente dans le « couloir de la pauvreté » est multiple :

«  On a affaire à beaucoup de familles monoparentales, de mamans seules qui se retrouvent en grande difficulté. Leur grand problème c’est l’impossibilité de travailler, car il faut faire garder les enfants. Elles commencent à travailler dans la vendange ou les petites façons (les travaux viticoles de base). Évidemment ce sont des horaires très contraignants et saisonniers. Donc elles se retrouvent (et ce n’est pas propre à ce territoire) à mettre l’ensemble de leur salaire dans la garde des enfants. Au bout d’un moment, ce système ne fonctionne pas, donc elles arrêtent de travailler et se retrouvent au RSA, quelques centaines d’euros par mois, ce qui ne permet pas de vivre. […]

[Les étrangers] incarnent un autre type de pauvreté. Je les ai retrouvés dans toutes les villes. Il y a ceux qui viennent avec leur famille, surtout des Marocains qui étaient venus en Espagne et sont remonté suite à la crise. Ces familles-là sont en situation de très grande précarité, parfois sans papiers, en très grande angoisse, la peur de se faire renvoyer au Maroc où ils n’ont souvent plus d’attache. Ils sont dans la pire situation : ils ne touchent aucune aide, paient des loyers très chers dans des taudis insalubres loués par des marchands de sommeil. La femme garde les enfants et le mari se tue à la tache toute la journée à travailler pour des prestataires de services. Ce sont les derniers maillons de la chaîne.

On rencontre aussi beaucoup de jeunes espagnols, italiens et portugais. Venus travailler en camion, ils ont un mode vie alternatif, et tiennent à leur liberté et leur indépendance. Mais ils sont soumis aux mêmes problèmes quand ils sont embauchés : énormément de travail, des accidents du travail, etc. En revanche, eux ont la chance d’être européens : ils sont comptabilisés par la MSA et sont couverts en cas d’accident.

Le problème, c’est qu’on les chasse de partout dès qu’ils s’installent. Ils se retrouvent à devoir se cacher sur un parking de grande surface, sur les bords de fleuve, à camper aux abords de déchetteries. C’est-à-dire les coins les plus sales, sans point d’eau. Les situations de pauvreté viennent s’additionner et grossir ce couloir de la pauvreté. »

Et à la question du journaliste : « Vous décrivez une opposition extrême entre la richesse et la pauvreté, le luxe et la misère. Mais ces deux mondes cohabitent. Comment est-ce possible ? Qu’est-ce qui fait que le décor pour touristes ne s’effondre pas ? » elle répond :

« Cette pauvreté n’était pas très visible. On me dit : « Votre livre est le seul qui parle de la saisonnalité dans la vigne ». Je me suis aperçue en travaillant dessus que c’est un sujet très délicat. Les gens n’osent pas critiquer tellement c’est un débouché économique majeur. Y compris chez les élus : ils n’osent pas mettre en évidence cette pauvreté car la vigne est un tel pourvoyeur d’emploi qu’on préfère faire profil bas et se dire « c’est déjà ça ».

Parfois il y a des petites retombées en terme de mécénat, alors il vaut mieux en rester là que de critiquer un système qui serait inégalitaire, injuste et peut-être même féodal comme me l’ont dit beaucoup de gens. Comme me l’a dit quelqu’un de la MSA, le rapport de force est totalement inégalitaire, voire n’existe pas en réalité.

On sait qui tire les ficelles économiques, qui aura le dernier mot, qui est soutenu au plus haut niveau de l’État. Beaucoup de présidents étaient proches des Rothschild [famille possédant une banque et plusieurs châteaux dans le bordelais] : Pompidou a travaillé chez Rothschild, Macron également. On ne touche pas aux intérêts du vin en France, donc on ne touche pas à la pauvreté des gens qui vivent dans ce territoire. On préfère, comme le font très bien Jean-Michel Cazes, ou Mimi Thorisson dans son village superbe de St-Yzans-de-Médoc, raconter une belle histoire et faire vivre un mythe, pour le business. Et Bernard Arnault peut inviter des gens à signer de très gros contrats au château d’Yquem. Ce ne sont pas eux qui vont venir nous expliquer qu’il y a de la pauvreté, où ils se tirent une balle dans le pied.

D’ailleurs, je ne suis pas sure que ces gens-là eux-mêmes soient conscients de la pauvreté. Ils sont dans un monde à part, un monde parallèle. Beaucoup font la navette entre les châteaux, Bordeaux et Paris, et je pense qu’ils ne se posent même pas la question. »

Ces inégalités viennent de loin :

« Le couloir de la pauvreté est un territoire où, dès le XVIIe siècle, les élites et les propriétaires ont capté les terres et se sont agrandis. À mesure qu’ils s’enrichissaient, autour d’eux les autres s’appauvrissaient : ceux qui pouvaient vivre de leur potager, les petits paysans qui ne cultivaient pas que de la vigne. Aujourd’hui il n’y a plus que de la monoculture : ce territoire-là n’a été fabriqué que pour le business de la vigne. […]

C’est d’autant plus choquant quand on voit l’argent qui est généré : la France est le 3e exportateur de vin au monde, l’économie du vin représente un chiffre d’affaire de 9 milliards d’euros en 2017 dans le pays. Quand on prend les dix plus importantes fortunes de France dans le classement de Challenge, il y en a sept qui ont un ou plusieurs châteaux dans le bordelais. Pierre Castel est l’exemple type de quelqu’un qui a bâti sa fortune d’abord sur le mauvais vin, puis sur le vin de marque.

Je cite l’historienne Stéphanie Lachaud qui explique parfaitement bien la fabrication du territoire et l’histoire de ces inégalités. Les personnes qui travaillaient pour les châteaux, les journaliers, faisaient comme les tziganes aujourd’hui : ils allaient louer leur force de travail à la journée d’un château à l’autre. C’était des forçats de la vigne, entre le XVIe et les XVIIIe siècles.

Le marché du vin et l’exportation ont explosé au moment de la traite négrière : le vin est devenu une monnaie d’échange très importante puisqu’il pouvait se conserver très longtemps dans les bateaux. C’était très pratique d’échanger des esclaves contre du vin.

Hélas aujourd’hui dans certains châteaux, ça n’a pas beaucoup changé. Y compris dans les mentalités, dans la manière dont on considère les petites gens qui travaillent dans la vigne. Alors que sans ces petites mains, il n’y a pas de vin. »

Le premier article qui m’avait alerté sur ce livre était publié par un site très intéressant pour disposer d’informations alternatives « BASTA ». Je vous invite à lire cet article très détaillé qui vous apprendra aussi que des marchands de sommeil prospèrent dans cette misère et donnent à ces pauvres salariés des taudis sordides. Il y a aussi une réflexion sur les avantages fiscaux dont bénéficient le vin, ce joyau de la France.

Ixchel Delaporte dit ainsi :

« Il est faux de dire, comme l’a prétendu Emmanuel Macron que les jeunes ne se soûlent pas au vin. Ils se soûlent aussi avec le vin, et notamment avec des prémix (Les « prémix », ces alcools très sucrés dont les jeunes raffolent, bénéficient eux aussi de ristournes quand ils sont élaborés à partir de vin.) Comme l’ont rappelé des médecins addictologues dans une tribune en mars dernier, le vin représente près de 60 % de la consommation d’alcool. Il est la seconde cause de cancers après le tabac. L’alcool, et notamment le vin, est à l’origine de violences familiales, conjugales et de violences sur la voie publique, de binge drinking (« beuverie expresse », ndlr), d’une part importante des affections mentales, des suicides et de la mortalité accidentelle et routière

Et elle raconte aussi cette anecdote, un fait qui révèle beaucoup :

« Un ancien tractoriste de Cheval blanc, un grand cru de Saint-Émilion appartenant à LVMH, rapporte s’être senti « tout petit » quand le gérant est venu lui demander de garer sa voiture dans les vignes pour que personne ne la voie. Il me raconte que sur le parking, c’étaient plutôt des Porsche, Ferrari et Maserati. Il faut dire que le domaine détient le record de la bouteille de vin la plus chère jamais vendue au monde : une Impériale de six litres, remportée pour plus de 200 000 euros… »

Il y a aussi <cet article d’Agora Vox> qui donne encore d’autres précisions et renvoient vers une vidéo des sociologues Pinçon-Charlot qui ont consacré leur vie à étudier les riches, leur mœurs et leurs relations entre eux et avec les « autres »

Le mot du jour du 14 mai 2013 qui faisait suite à l’effondrement d’un atelier textile au Bangladesh et qui avait fait 1127 morts, relayait cette question de Michel Wieviorka & Anthony Mahé : « Sommes-nous capables de regarder en face (la vie de) ceux qui nous permettent de consommer comme nous le faisons ? »

Nous pouvons poser, ici, la même question mais cette fois c’est en France que cela se passe.

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Jeudi 21 novembre 2019

« Une forme de sidération devant la catastrophe annoncée : On assiste à l’effondrement de l’hôpital public »
Rémi Salomon, chef de service à l’hôpital Necker

Le mot du jour de mardi reprenait la provocation de Jean-Louis Bourlanges : « La France est pauvre  au regard des désirs de ses habitants.».

J’introduisais le sujet par l’hôpital qui est en péril.

A priori, le gouvernement a trouvé quelque argent, puisqu’il a annoncé, hier, que <l’Etat allait reprendre, en trois ans, 10 milliards d’euros de la dette des hôpitaux>

Ces 10 milliards représentent un tiers de la dette des hôpitaux Le gouvernement donne, en outre, un coup de pouce au budget annuel des hôpitaux publics et de nouvelles primes aux soignants.

Le monde explique « Ce que contient le plan d’urgence pour l’hôpital public »

Nicolas Demorand et Léa Salamé avaient invité Tiphaine Morvan, infirmière à l’hôpital Saint-Louis, et Rémi Salomon, chef de service à l’hôpital Necker à <la matinale de France Inter du 13 novembre>.

Rémi Salomon qui étaient un des signataires de la Tribune collective de Soixante-dix directeurs médicaux des départements médico-universitaires, publiée par « Le Monde » du 13 novembre 2019 : « L’hôpital public s’écroule et nous ne sommes plus en mesure d’assurer nos missions »

La tribune revendique comme première solution :

« Nos revendications sont les suivantes : réviser à la hausse l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie – le Parlement vote actuellement son montant (première lecture le 29 octobre) » ;

Rémi Salomon réitère cette exigence dans l’émission de France Inter. Il précise que le budget prévisionnel (c’était avant les annonces d’hier) était en augmentation de 2%. Et il affirme que la dépense de l’hôpital allait augmenter de 4%.

Parallèlement l’inflation prévisionnelle sur l’année se situe en 1,2% et 1,4%. J’arrête avec les chiffres.

Mais ce que cela dit c’est que le budget des hôpitaux ne baisse pas, ni ne stagne. L’augmentation dépasse l’inflation.

Mais il n’augmente pas assez et Rémi Salomon revendique le double de l’augmentation.

Je vais citer par la suite, certaines des conséquences de cette situation, mais avant de faire parler l’émotion, les valeurs et les utopies, il faut revenir aux questions factuelles.

Le coût de la santé augmente dans le panier de nos dépenses.

Ce ne sont pas les « autres » – qu’ils soient riches, GAFA ou d’autres encore – qui paieront cette augmentation mais « nous ».

La question est de savoir si nous voulons une dépense mutualisée dans laquelle nous laissons augmenter les cotisations et les impôts pour bénéficier de l’hôpital public ou si nous préférons individualiser la dépense en la privatisant.

En dessous d’un certain seuil de revenus, la réponse est contrainte : sans hôpital public des soins de qualité ne sont tout simplement pas possible.

Au-dessus d’un certain seuil de revenus, la réponse est moins simple, des soins privatisés permettront peut-être plus de confort et peut être même de meilleure qualité. Choisir dans ce cas la solution collective est une philosophie de vie. Et pour que cela puisse se réaliser comme le disait Emile Durkheim que j’ai cité lors du mot du jour du Vendredi 12 septembre 2014 :

« Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits, ils faut qu’ils s’aiment et que pour une raison quelconque ils tiennent les uns aux autres et à une même société dont ils fassent partie. »

Et si nous devons consacrer davantage de nos ressources à notre santé, il faut aussi se demander dans quels domaines nous pourrions consommer moins. Sauf si on revient vers des taux de croissance comme on n’en connaît plus, mais qui ne sont pas forcément souhaitables par rapport à l’enjeu écologique.

Mais sur la situation de l’hôpital les choses apparaissent, en effet, grave. Dans la Tribune des 77 directeurs médicaux, on lit :

« Nous vous alertons car ce système s’écroule et nous ne sommes plus en mesure d’assurer nos missions dans de bonnes conditions de qualité et de sécurité des soins.

Des centaines de lits d’hospitalisation de médecine et de chirurgie, des dizaines de salles d’opération à l’hôpital public fermés, et chaque semaine des unités de soin ferment. Les conséquences : des conditions d’accès aux soins dégradées, la qualité et la sécurité des soins sérieusement menacées.

L’accès au diagnostic et aux soins médicaux et chirurgicaux à l’hôpital public est extrêmement difficile, et les équipes soignantes démotivées. Les délais de programmation des interventions s’allongent, les soins urgents ne sont plus réalisés dans des délais raisonnables. Les usagers sont de plus en plus obligés de se tourner vers les établissements privés. Trop peu de recrutements de soignants sont en vue pour espérer un retour à la normale du « système sanitaire ».

Des centaines de postes de soignants (pourtant budgétisés) ne sont pas pourvus ; et, plus grave encore, des soignants quittent l’hôpital public. Cela concerne les infirmiers dans les services médicaux et chirurgicaux de l’hôpital (IDE), les infirmiers anesthésistes, de bloc opératoire, les aides-soignants, les professionnels de rééducation dont les masseurs-kinésithérapeutes, les manipulateurs en radiologie, en médecine nucléaire et en oncologie radiothérapie, les techniciens de laboratoire et les préparateurs en pharmacie. Cela concerne aussi les médecins dont les médecins anesthésistes-réanimateurs, les biologistes et d’autres catégories professionnelles.

Le résultat est une surcharge de travail quotidien croissante et un épuisement des soignants restants ainsi que des cadres de santé, chargés de gérer au quotidien des équipes de soignants sous tension. Pour maintenir les lits ouverts et poursuivre l’accueil des patients, il est nécessaire de faire appel aux soignants restants en leur demandant de réaliser des heures de travail supplémentaires ou à des personnels soignants intérimaires extérieurs appelés au fil de l’eau pour combler les manques mais sans expertise dans les spécificités des différents services. […]

L’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam), montant prévisionnel établi annuellement pour les dépenses de l’assurance-maladie et celui en particulier consacré à l’hôpital public, est revu insuffisamment à la hausse, ce qui aggravera la situation de l’hôpital public et fait craindre le pire pour demain dans un contexte de vieillissement de la population et d’augmentation de la fréquence des maladies chroniques.

L’absence d’attractivité de l’hôpital public particulièrement est également le fait d’une non-revalorisation salariale des personnels paramédicaux (en premier lieux des infirmiers) depuis plusieurs années. C’est particulièrement vrai à l’AP-HP et plus largement en Ile-de-France, où les salaires actuels ne tiennent pas compte des coûts des loyers, de la vie, propres à la région.

Les chirurgiens ne peuvent plus opérer faute d’accès au bloc opératoire, et sont de plus en plus nombreux à rejoindre des structures privées. Une disparité des salaires de base et du tarif des gardes (pour assurer la continuité de service toute l’année), de praticiens hospitaliers (PH) entre le public et le privé : jusqu’à trois fois plus dans les établissements privés. La fuite des médecins des hôpitaux universitaires met en péril la formation de toute la profession et, au-delà, le niveau de la santé en France. »

Et dans l’émission de France Inter, Rémi Salomon perçoit le monde médical dans

« Une forme de sidération devant la catastrophe annoncée : On assiste à l’effondrement de l’hôpital public ».

Avant de parler de revenus Tiphaine Morvan parle d’un manque de moyens, surtout moyens humains pour faire face à la charge et à une éthique des soins qu’elle porte en elle.

Et donc cette tribune, comme l’émission nous apprennent qu’il y a une fuite des soignants de l’hôpital public vers le privé.

Rémi Salomon affirme :

« Si les soignants quittent l’hôpital, ce n’est pas de gaîté de cœur, c’est le dernier rempart de la République [Les] soignants n’ont même plus le temps de rassurer, on leur demande d’être rentables : Il y a de la souffrance éthique ».

Un autre <article du monde> qui donnent la parole à des personnels soignants relate :

« Certains se disent « en colère », d’autres « désabusés ». Tous évoquent l’épuisement dû à une « déshumanisation progressive des soins » ces dernières années. « Chaque jour, j’ai des infirmières qui craquent et qui pleurent à cause de ce rythme “à la chaîne” que je leur impose malgré moi. Chaque jour, je ne sais pas comment la journée va se finir », témoigne une cadre de santé d’un centre de lutte contre le cancer. « Ça fait deux ou trois ans que c’est vraiment raide, à se dire “je vais aller faire caissière” », assure une infirmière. »

C’est encore une question de priorité qui se pose ici.

Il faut certainement remettre de l’humain dans tout cela, en nombre et en qualité.

Pour ce faire il faut sûrement un meilleur partage de la charge selon les moyens des citoyens, mais probablement aussi une autre répartition de nos dépenses individuelles.

Et je finirai ce mot, comme celui de mardi : si nous entrons dans ce débat avec l’esprit d’un consommateur et non d’un citoyen, il n’y a aucune chance que les solutions collectives l’emportent.

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Mercredi 20 novembre 2019

« Vivre sans lire c’est dangereux, cela t’oblige à croire ce que l’on te dit »
Dans le monde de Mafalda par Quino publié par Glénat

Il faut savoir parfois être court.

Court mais percutant.

Voilà un dessin trouvé sur facebook et qui me semble répondre à cette définition.


Je ne trouve rien à ajouter à la réflexion de Mafalda, cette petite fille qui découvre la vie à travers le talent de Quino qui l’a créé en 1963.

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Mardi 19 novembre 2019

« La France est un pays pauvre, en tous cas au regard des désirs de ses habitants. »
Jean-Louis Bourlanges dans le Nouvel Esprit Public du 20/10/2019

L’hôpital public est en péril. C’est ce que disent de plus en plus de professionnels. Et nous qui sommes utilisateurs, nous constatons en effet qu’il y a un problème non seulement dans l’hôpital Public mais aussi dans la médecine de ville.

La santé en France manque d’argent.

L’éducation nationale, on peut se tourner vers l’état des locaux des Universités, on peut aussi constater que les professeurs français sont nettement moins rémunérés que dans les autres pays analogues à la France. L’Éducation nationale manque d’argent en France.

L’état des prisons en France devrait être pour chacun une honte nationale. Les prisons françaises manquent d’argent. Plus globalement la justice manque de moyens.

On peut aussi parler de la police.

La manière dont nous accueillons les immigrés est indigne.

L’État n’a quasiment plus les moyens d’acheter ou de louer des locaux pour ses services au centre des métropoles, c’est trop cher.

Il n’a, en parallèle, pas les moyens non plus de conserver des services publics dans les territoires.

Il semble très difficile d’augmenter les retraites. Et la défense nationale ? Nous avons été humiliés par Erdogan, comme en Syrie lorsque Obama a lâché la France, nous étions démunis. Dans le monde qui est et qui vient une parole sans une armée conséquente pour la crédibiliser n’aura aucune portée. La défense française manque d’argent.

Toutes ces dépenses nécessitent l’appel à l’impôt et aux cotisations sociales.

Mais parallèlement, les français souhaitent voir augmenter leur pouvoir d’achat. Pour répondre à ce souhait le gouvernement a décidé de diminuer les impôts. Donc à diminuer encore davantage ses ressources. Souvent une baisse des cotisations est préconisée pour résoudre des problèmes d’emploi ou autres. Ce type de solution a pour objet d’augmenter les ressources individuelles au détriment des ressources collectives et partagées. Celles qui permettent de financer ce que nous n’arrivons plus à financer et que j’ai énuméré ci-avant.

Bien sûr, pour certains la solution est simple. Il suffit d’augmenter substantiellement l’impôt et les cotisations pour les plus riches et lutter contre la fraude fiscale.

Sur le premier point, la France ne peut pas le faire massivement tout seul dans un monde globalisé.

Concernant le second point, c’est certes une piste. Cela permettrait, en effet, d’améliorer un peu la situation. Mais croyez-vous sérieusement que même une lutte aboutie contre la fraude fiscale permettrait de répondre à tous les enjeux que j’ai évoqué ci-dessus ?

Pour ma part je ne le crois pas.

Et j’ai trouvé le constat que Jean-Louis Bourlanges avait énoncé lors de l’émission du Nouvel Esprit Public du 20/10/2019 et qui avait pour sujet : « Radicalisation des rapports sociaux » assez désespérant et pourtant véridique : « La France est un pays pauvre, en tous cas au regard des désirs de ses habitants. »

Pour remettre ces propos dans leur contexte Jean-Louis Bourlanges a dit :

« Il est très difficile de ne pas schématiser ou caricaturer dans un débat d’une telle ampleur. Sur la question des inégalités, elles sont indéniables et très profondes, mais je ne pense pas qu’elles soient la cause déterminante des violences. D’abord parce qu’il n’est pas vrai qu’elles se sont aggravées ces dernières années, comme en attestent le taux de dépense publique et le nombre de fonctionnaires. En revanche, elles sont de plus en plus mal ressenties, et c’est tout à fait compréhensible, Mathias Fekl a très bien décrit les galères de certains. Pourquoi passe-t-on d’une situation d’inégalité acceptée à une situation d’inégalité refusée ? C’est cela qu’il s’agit de comprendre.

La France est un pays pauvre, en tous cas au regard des désirs de ses habitants. Le Produit Intérieur français ne permet pas de donner davantage. Le président a distribué quelques milliards, sans qu’on sache où il va les trouver. C’est un jeu dans lequel les marges de manœuvre sont très limitées. Tant que nous ne développerons pas de la croissance, on aura du mal. Sans compter que la croissance elle-même pose les problèmes écologiques que l’on sait. »

La solution serait en effet dans une croissance du niveau de l’après-guerre. Mais nous savons qu’une telle croissance n’a plus vocation à revenir. Et qu’en outre, les contraintes de l’écologie ne la rendent même pas souhaitable.

Ce qui ne signifie pas qu’il ne faut rien faire.

Mais jusqu’à présent nous sommes toujours parti de ce constat que la France était riche et donc que tout était possible.

Mais ce n’est pas vrai.

Il faut donc choisir les priorités et avoir conscience des enjeux collectifs avant d’aborder les revendications individualistes. Y sommes nous prêts ? Il est vrai que la conscience des inégalités, qui sont pourtant moindre en France, n’aident pas à l’acceptation, par le plus grand nombre, de discussions sur les situations acquises. Mais si nous entrons dans ce débat avec l’esprit d’un consommateur et non d’un citoyen, il n’y a aucune chance que les solutions collectives l’emportent.

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Lundi 18 novembre 2019

« 6 décembre 1989, Ecole polytechnique de Montréal : Premier féminicide de masse revendiqué »
Hélène Jouan, dans un article du monde rappelle ce massacre et le déni qui s’en suivit

Le mardi 12 novembre 2019, à Montfermeil, Aminata a été tuée de nombreux coup de poignards par la main de son mari.

Il s’agit du 133e féminicide de l’année 2019 en France. Il a été perpétré en présence des deux fillettes du couple qui en criant se sont réfugiées chez des voisins et ont alerté sur le drame en cours.

Aminata s’est défendue et a blessé son meurtrier qui est mort plus tard, à l’hôpital.

Aminata et son meurtrier étaient originaires du Mali.

Mais ce dernier élément est un détail sans importance.

La violence faite aux femmes, particulièrement dans le cercle intime, existe dans tous les pays du monde, chez des mâles de l’espèce homo sapiens de toute origine.

Avant qu’on ne mette le mot « féminicide » sur de tels actes, on parlait de « drame de la jalousie », de « crime passionnel ».

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » écrivait Camus.

D’autant que nommer ces crimes de cette manière conduisait toujours à accorder des circonstances atténuantes au meurtrier.

Un « féminicide », c’est un homme qui tue une femme parce qu’il croit qu’elle lui appartient ou qu’elle est responsable de ses problèmes.

Le féminicide a été longtemps l’objet d’un déni.

Et c’est en écoutant la revue de presse de Frédéric Pommier de ce dimanche que j’ai appris l’histoire d’un autre déni de féminicide qui s’est passé il y a 30 ans.

C’était au sein de l’École polytechnique de Montréal, école dans laquelle mon fils a passé une partie de ses études d’ingénieur.

Je savais certes qu’il y avait eu un massacre d’étudiants, comme il en existe en Amérique du nord mais plus souvent aux États-Unis qu’au Canada.

C’était le récit d’un de ces massacres; mais je ne savais pas qu’il s’agissait d’un déni de féminicide.

Frédéric Pommier citait un article d’Hélène Jouan publié par <Le Monde du 15 novembre 2019>

Voici d’abord les faits racontés par Hélène Jouan :

« Les filles à gauche, les garçons à droite. » L’homme tire une première fois au plafond. […] Derniers cours de l’année avant les examens, puis ce sera les vacances de Noël. Bientôt, les étudiants chercheront leur premier job d’ingénieur pour construire routes, barrages et centrales du pays. […]

Au deuxième étage du bâtiment, dans la salle C-230.4, un homme vient d’entrer. Les deux mains agrippées à un fusil. Personne ne saisit qui est ce jeune homme au look de chasseur, casquette militaire sur la tête […] Le professeur lui demande de sortir. L’homme s’énerve : « Les filles, au fond de la classe ! Les gars, sortez ! » Nouveaux tirs de sommation. Un à un, les garçons et leurs deux professeurs quittent la pièce, […]

Il reste neuf filles dans un coin de la salle. Neuf filles sur cinquante étudiants.

« Savez-vous pourquoi vous êtes-là ? », leur demande l’homme. « Non », ose l’une d’elles. « Vous êtes toutes des féministes et je hais les féministes », réplique-t-il. « On n’est pas des féministes », rétorque [L’une d’entre elles]

Qu’importe, l’homme ne la laisse pas finir. Il tire. Rafales de bas en haut, puis de gauche à droite. Neuf corps qui virevoltent et tombent. Des femmes au peloton d’exécution. Six d’entre elles meurent sur le coup, quelques-unes leurs mains entrelacées. […]

L’homme quitte la salle de cours. Il emprunte l’Escalator, parcourt les étages. La jeune Geneviève Bergeron, 21 ans, le voit recharger son fusil automatique, elle s’enfuit vers la cafétéria, se cache derrière de hautes caisses au fond de la salle. L’homme repère la jeune femme blonde, s’approche, tire à bout portant. Corridors, salles de cours. Debout sur les tables, il cible les jeunes filles qui tentent de s’abriter sous les chaises, abat à travers une porte vitrée une femme barricadée dans son bureau. […]

Il entend une étudiante blessée appeler à l’aide, revient sur ses pas, sort un couteau et la poignarde de trois coups en plein cœur.

[…] Le tueur […] s’assied […] place le fusil entre ses jambes, canon calé sous le menton, et appuie sur la détente. Marc Lépine, 25 ans, est mort, il a tué quatorze femmes, a blessé quatorze autres étudiants, dont dix étudiantes. […]

la lettre trouvée sur sa dépouille par les policiers entrés dans l’école ne souffre d’aucune équivoque : « Veillez noter que si je me suicide aujourd’hui (…) c’est bien pour des raisons politiques. Car j’ai décidé d’envoyer ad patres les féministes qui m’ont toujours gâché la vie (…) J’ai décidé de mettre les bâtons dans les roues à ces viragos. Même si l’épithète “tireur fou” va m’être attribué dans les médias, je me considère comme un érudit rationnel (…) Les féministes ont toujours eu le don de me faire rager. Elles veulent conserver les avantages des femmes (…) tout en s’accaparant de ceux des hommes. » »

Voilà les faits. Il s’agit d’un féminicide de masse revendiqué.

Mais ce ne sont pas ces mots qui vont être utilisés. On va même cacher le fait qu’il ne s’agit que de femmes.

Ce type de déni porte un nom : l’« Invisibilisation ». Ce fut l’objet du mot du jour du 20 juin 2016 dans lequel ce substantif était défini de la manière suivante : « pour exprimer le fait de rendre invisible une réalité ».

Lors de ce mot du jour de 2016, il s’agissait de nommer la tuerie d’Orlando où un criminel se réclamant de DAESH a massacré des homosexuels !

Les journalistes français avaient aussi parlé d’un massacre dans une boite de nuit, sans préciser qu’il s’agissait d’une boite gay. C’était un meurtre homophobe.

Mais revenons à l’évènement de 1989 à Montréal et à l’histoire du déni.

« Mais à 17 h 28 ou 29, ce 6 décembre, commence à s’écrire un curieux scénario qui va subrepticement conduire à taire, à nier puis à dénaturer, pendant des années, le crime commis. […]

La police refuse de publier la lettre de revendication de Marc Lépine, […] mais elle diffuse dès le lendemain une « annexe » jointe à cette lettre, une liste de dix-neuf noms de femmes. Des journalistes, une vedette de la télé, une syndicaliste, des femmes politiques, des policières… Avec cette annotation : « Ont toutes failli disparaître aujourd’hui. Le manque de temps (car je m’y suis mis trop tard) a permis que ces féministes radicales survives».

Francine Pelletier, chroniqueuse dans un grand quotidien national, apprend en regardant la télé qu’elle est « l’une de ces femmes à abattre ». Elle a cette analyse :

« Pour moi, il y a eu deux tragédies ce jour-là. La première, c’est l’assassinat de ces quatorze jeunes filles, tuées parce qu’elles occupaient leur place de femmes. La deuxième tragédie, c’est ce qu’on a vécu après, le déni. »

Au lendemain du drame, l’éditorial du journal de Québec Le Soleil s’intitule « Une tuerie inexpliquée ». « “Je hais les féministes”, a lancé le tueur fou avant de tuer et de blesser les femmes. Cela ne prouve rien », affirme le journaliste.

Le jour des funérailles nationales, organisées à Montréal dans la basilique Notre-Dame, le directeur du Cegep (un établissement scolaire postbac) de la vieille ville dans lequel Marc Lépine a suivi une partie de sa scolarité, appelle ses élèves à réfléchir

« au geste de désespoir qui vient d’être commis. Puissions-nous sensibiliser à l’importance de combattre l’isolement des personnes dans notre société ».

Hélène Jouan assène :

« Quatorze femmes viennent d’être assassinées, mais c’est le tueur la victime… »

Francine Pelletier écrit avec beaucoup de justesse :

« Je me souviens de notre état de vulnérabilité. Certaines d’entre nous venaient de payer le prix d’être une femme, mais personne ne voulait le reconnaître. Si un homme blanc n’avait tué que des Noirs, n’aurions-nous pas tous hurlé à l’attaque raciste ? Là, on nous intimait le silence, il était inconcevable d’aggraver la déchirure qui venait de se produire entre les hommes et les femmes. J’ai compris ce jour-là combien nous avions été naïves. »

La dénégation collective prendra fin officiellement dans quelques jours :

« Dans quelques jours, la ville de Montréal va desceller, place du 6-Décembre-1989, la plaque apposée en 1999 en mémoire des victimes, pour la remplacer par une nouvelle. L’ancienne se contentait d’évoquer « la tragédie survenue à l’École polytechnique », il sera désormais gravé que « quatorze femmes ont été assassinées lors d’un attentat antiféministe ». Trente ans pour dire, enfin. Il y a eu, au fil des années, des petits cailloux blancs semés sur le chemin de l’acceptation du drame pour ce qu’il est. Un an après « Poly », la publication de la lettre du tueur commence à dessiller les yeux des plus sceptiques : Lépine a signé sa haine misogyne, il suffit de lire ses mots.

[…] En 2009, le film Polytechnique, de Denis Villeneuve, qui n’élude rien des motivations du tueur, va concourir à ce que « les murs de brique construits entre nous s’effritent », raconte Catherine Bergeron. « Le temps du deuil pour une société est le même que pour une personne », ajoute-t-elle joliment, comme pour excuser son pays d’avoir mis si longtemps à nommer l’horreur. »

Frédéric Pommier concluait :

« Pour dire les mots, les écrire, il aura donc fallu attendre trois décennies. »

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