Vendredi 16 septembre 2016

Vendredi 16 septembre 2016
« La négociation annuelle sur […] la qualité de vie au travail porte sur : Les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale. »
Le droit à la déconnexion pour les salariés à l’heure du numérique !
Beaucoup a été dit sur la Loi « travail ». Il y a aussi des mesures innovantes et adaptées à notre monde moderne et numérique.
Ainsi l’article 55 de la Loi a modifié l’article L2242-8 du code travail dont le paragraphe 7 que je cite ci-dessus dispose dans son intégralité :
« 7° Les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale. A défaut d’accord, l’employeur élabore une charte, après avis du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. Cette charte définit ces modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et prévoit en outre la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques. »
Je l’avoue, ce n’est pas la lecture attentive de la Loi mais la  revue de presse du 5 septembre d’Helene Jouan sur France Inter qui m’a informé de cette disposition :
« Etre ou ne pas être…Connecté cette fois ! Le droit à être déconnecté de son smartphone, de ses mails, est inscrit pour la première fois dans la loi travail…en gros, est affirmé le droit de ne pas travailler…en dehors de ses heures de travail ! Quel progrès me direz-vous, sauf que c’est devenu une réalité pour beaucoup ; répondre à n’importe quelle heure du jour et de la nuit à des mails professionnels. Passionnant entretien du philosophe Maurizio Ferraris dans Libération ce matin qui nous révèle surtout comment en réalité cette servitude au smartphone est une servitude volontaire dit-il. Le smartphone dit-il c’est le bâton d’hier, l’arme dans la poche de l’homme, une arme qu’on dégaine parce qu’on est toujours en guerre. Alors l’homme reste cet animal soumis à sa pulsion de décrocher son téléphone, de répondre à un mail en pleine nuit. Une soumission docile difficile à rationaliser d’autant que tout est désormais enregistré…c’est toute une pratique du Web qui reste à inventer dit-il. Article 55 de la loi travail, passé assez inaperçu jusque-là. »
Vous trouverez l’article de Maurizio Ferraris derrière ce lien : http://www.liberation.fr/debats/2016/09/04/maurizio-ferraris-le-smartphone-une-servitude-volontaire_1482631 dont voici des extraits :
« Il est 3 heures du matin, une nuit entre le samedi et le dimanche. Maurizio Ferraris jette un œil à son téléphone et, s’apercevant qu’un mail professionnel est arrivé, y répond immédiatement. Donc, il travaille. Pourquoi n’a-t-il pas pu s’en empêcher ? C’est la question à l’origine de Mobilisation totale, l’appel du portable (PUF, 2016). Dans cet essai, le philosophe italien décrit l’ère post-Jobs comme celle de la militarisation de la vie civile, de l’hyperenregistrement. Le smartphone est une arme, une technologie qui nous mobilise, entraîne une servitude volontaire. Loin d’être une dérive technologique, il permet de révéler nos archaïsmes, notre inconscient social, une nature humaine imparfaite et dépendante. Le penseur travaille à construire une «raison pratique du Web», pour l’avènement d’un Internet heureux.
[…]
Nous avons plutôt découvert quelque chose de surprenant sur la nature humaine. L’ouvrier allant à l’usine pouvait rationaliser sa conduite : c’était pour gagner son salaire. Mais ce qui me pousse à répondre à un message professionnel pendant la nuit révèle une soumission docile et imprévue, une servitude volontaire difficile à rationaliser.
La contrainte fonctionne par responsabilisation : tu as reçu mon message, je sais que tu l’as reçu (surtout si tu utilises WhatsApp). Tout est enregistré, il faut que tu me répondes, sinon c’est comme si tu détournais ton regard du visage de l’autre. Ou par rétorsion : si tu ne me réponds pas, la prochaine fois que tu m’appelles je ne répondrai pas. Ou par menace : si tu ne me réponds pas, il y a des dizaines (des centaines, des milliers) d’autres qui le feront à ta place. La base de l’efficacité est l’enregistrement. Autrefois, à l’époque du fixe, les appels téléphoniques ne laissaient pas de trace : je n’étais pas là, je n’ai pas entendu. Maintenant on est joignable partout, tout le temps. Tout appel laisse une trace, et beaucoup d’entre eux sont écrits – pas de justification possible, on est coupables. On passe de l’irresponsabilité à l’hyper-responsabilité. Le Web, avant d’être un moyen de communication, est un outil d’enregistrement, une grande archive qui garde tout et qui, en l’absence d’une raison pratique, privilégie les bêtises.»
J’avais écouté, il y a quelques mois, une émission très intéressante qui abordait déjà ce sujet et qui avait invité Bruno Mettling, Directeur Général adjoint Orange l’auteur du rapport Mettling sur le droit à la déconnexion et aussi Joël Guerriau, sénateur-maire de St Sébastien-sur-Loire qui a lancé, le 17 décembre dernier, une journée sans e-mail dans sa mairie.

Jeudi 15 septembre 2016

« Va, vis et deviens Français. »
Ahmed Meguini

Dans le mot du jour d’hier, la petite Mariam, originaire du Tchad, posait cette question et on sent l’importance qu’elle y accordait :

Madame, est ce que vous vous sentez française ?  Qu’est-ce que vous avez fait pour devenir française ?

La France est vraiment un curieux pays, voici que le gouvernement met en place une «Fondation pour l’Islam en France» et y met à la tête un ancien ministre de l’intérieur Jean-Pierre Chevènement.

Ceci constitue une double incongruité. D’abord, je crois qu’aucun autre Etat démocratique et défenseur des libertés ne penserait faire créer par son gouvernement une institution pour une communauté. Et puis…Mais nul besoin de conceptualiser, imaginons que le gouvernement mette autoritairement à la tête d’une association juive, un catholique ou à la tête d’une association catholique, une personne d’origine musulmane…

J’ai écouté sur ce sujet, une émission très intéressante : <France Culture – Du grain à moudre les musulmans français ont-ils besoin d’être représentés ?>
De cette émission, outre la dénonciation de l’incongruité, il ressort surtout que « le musulman » et même « le musulman français » n’existe pas.

Il existe des musulmans et même beaucoup de personnes dont les parents étaient de confession musulmane et qui n’ont plus qu’un rapport très faible avec la religion.

Et je voudrais partager avec vous un témoignage trouvé sur le site de la règle du jeu : http://laregledujeu.org/2015/02/06/19074/va-vis-et-deviens-francais/

Je vous en donne de très larges extraits :

« Je m’appelle Ahmed et je ne suis pas Musulman. Habituellement, comme tous les athées, je le tais. D’abord parce que c’est intime, l’athéisme est une solitude et la solitude ça ne se partage pas. Il y a une autre raison : j’ai souvent eu peur de froisser mes ex- coreligionnaires. Pour un grand nombre de Musulmans, je suis ce qu’il y a de pire : un apostat. Dans la plupart des pays musulmans, je risquerais la mort pour cela.

Je suis un citoyen français et je n’ai pas d’autre identité à défendre que celle qui a permis mon émancipation. Je suis libre de croire ou de ne pas croire et pourtant, pour ma sécurité, jusqu’à aujourd’hui, j’ai cru bon de ne pas exposer ma non–foi.

Cette lâcheté, que j’assume comme telle, n’est plus permise aujourd’hui. En nous attaquant et en nous tuant, les assassins ont révélé une terrible faille sismique. Elle n’était pas nouvelle mais, comme vous, je me mentais à moi-même.

[…]

Je réponds à leur question : « l’Islam est-il compatible avec la République ? » en disant simplement que c’est la République qui ne sera jamais compatible avec l’Islam, comme avec n’importe quelle autre religion. C’est pourquoi il y a plus d’un siècle, nous avons assigné Dieu à résidence. Parce que c’est le concept même de Dieu qui n’a pas sa place dans la République. Je ne vois pas, je ne fréquente pas et je ne parle pas à des Musulmans, à des Catholiques et à des Juifs, et ça n’arrivera jamais.

Je ne reconnais que mes concitoyens, et qu’ils croient aux extra-terrestres ou à un homme qui change l’eau en vin, cela ne m’intéresse absolument pas. À ceux qui en réponse aux actes de terrorisme souhaitent débattre de l’Islam, je les invites à entamer au plus vite un cursus en théologie islamique, mais laissez-moi ma France !

Celle où je dois pourvoir vivre sans Dieu et sans me faire insulter dans ma non-foi. Frappez la République à coups de tête pour y enter en tant que Musulman, Catholique, Protestant, Bouddhiste ou Juif. Frappez encore, frappez plus fort et nous verrons bien qui de votre tête ou de la République cèdera en premier. Même si nous, Républicains laïcs, étions demain pris de panique, terrorisés par nos ennemis et prêts à tout céder, nous ne le pourrions même pas. Cette idée de liberté et de justice qui s’est affutée à travers le temps ne nous appartient pas, elle nous dépasse, un peu comme votre Dieu. La laïcité, c’est ce que nous avons trouvé de mieux pour vous permettre de vivre vos croyances tout en admettant la primauté des lois de la République sur vos lois divines. D’autres pays n’ont pas laissé ce choix à leur population. Les uns interdisent la religion, d’autres la rendent obligatoire. Si vous ne comprenez pas en quoi la laïcité vous protège, je ne vous l’expliquerai pas, je vous opposerai la loi, parce qu’elle me protège moi aussi. Si vous voulez comprendre, je vous invite à vous rendre dans une bibliothèque.

Je n’ai pas d’autre choix que d’engager un combat, que je promets féroce, contre ceux qui préfèrent s’adresser aux Musulmans plutôt qu’à leurs concitoyens. Comme d’autres, j’ai consacré toute ma vie d’adulte à devenir et à être admis en tant que Français. Je suis de la première génération à être né en France. Sur mon acte de naissance, il est écrit « père soudeur » et « mère femme de ménage », comprenez : « T’es plutôt mal barré dans la vie ». Aujourd’hui je suis père, chef d’entreprise et j’ai une vie relativement confortable. À l’école, j’ai fait le minimum, j’ai terminé mon parcours scolaire crashé dans une voie de garage au milieu d’un BEP grotesque. Cet enseignement minimum obligatoire m’a offert une barque et une paire de rames. Alors j’ai ramé, j’ai ramé la nuit et j’ai ramé le jour, scrutant inlassablement l’horizon à la recherche d’une terre, la France. […]

Je voulais devenir Français, parce que dans mon esprit, j’étais d’ici ; parce que contrairement à beaucoup de Français qui ont les mêmes origines que moi, mon père est enterré ici et c’est ici que je finirai ma vie. Mais je ne savais pas ce que ça voulait dire, être Français. J’ai dû inventer, me jeter loin de moi, de ce que je croyais savoir. J’ai par exemple porté l’uniforme, je me disais qu’ainsi on ne pouvait pas penser que j’étais autre chose qu’un Français. Si je ne savais toujours pas ce que ça voulait dire au moins j’en avais l’air. Adolescent, j’étais jeune sapeur-pompier, je m’exerçais à des manœuvres incendie, au secourisme. À peine majeur, je suis devenu sapeur-pompier volontaire. Et puis il y a eu l’armée, je voulais absolument partir en opération à Sarajevo. Je pensais qu’en servant la France dans un pays en guerre, j’aurais alors un argument de poids à opposer à ceux qui pouvaient douter de mon attachement à mon pays. Le seul moyen de partir en opération extérieure dans mon régiment était de s’engager, je me suis donc engagé. Un mois plus tard, j’étais en territoire bosniaque et je regardais fièrement l’écusson tricolore sur mon épaule. Je m’appliquais sans le savoir ce mot de Kennedy : « Ne demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande-toi ce que tu peux faire pour ton pays ».

Oui, il a été sinueux ce chemin vers la France qui me fit faire un détour par la case prison. Arrêté dans une manifestation et condamné à tort pour violence sur agent des forces publiques, j’ai été incarcéré trois mois dans une maison d’arrêt alsacienne. Ce que j’y ai vu m’a profondément bouleversé. La première fois que j’ai vu une promenade, j’ai été choqué de n’y voir que « des Arabes et Noirs ». Je les regardais tourner en rond, ils étaient là, rassemblés, les pérégrins pérégrinaient. J’ai été très en colère, j’aurais pu sortir de là fou de haine si je n’avais pas eu le soutien de milliers de militants, de Français qui avaient pris fait et cause pour moi. Ils m’ont aidé à comprendre que la France c’est aussi une ambition qui appartient à ceux qui la défendent et comme dans les mariages, il n’y a pas que des jours heureux. Eh oui, bien souvent j’ai eu l’impression d’aimer la France comme un mari cocu.

Souvent je repense à cette promenade de prison comme la manifestation la plus évidente de notre échec. L’échec d’un pays tout entier, où chacun a sa part de responsabilité. L’État, bien sûr, mais aussi certains employeurs qui quand ils ne pratiquent pas ouvertement la discrimination à l’embauche, font preuve de peu de créativité. De nos préjugés, à chacun de nous, d’avoir cru que la police et la prison étaient la réponse à tout, faisant semblant d’oublier que les détenus ont vocation à sortir, et souvent, plus en colère encore que quand ils y sont entrés. C’est aussi l’échec des familles de ces prisonniers, et des prisonniers eux-mêmes, qui doivent assumer leur part de responsabilité.

Nous ne sortirons pas de cette impasse si chacun ne fait son autocritique. Si nous retombons dans ce débat stérile de la xénophobie à géométrie communautaire variable, l’auto-flagellation d’un côté et les revendications victimaires de l’autre. Nous serons condamnés à la guerre de tous contre tous. […]

Il faut encourager la prise de parole à l’initiative de ceux qui adhèrent pleinement aux valeurs de la République et qui se taisent aujourd’hui. Il faut réduire la capacité de nuisance de ceux qui ont le génie de la division, qui nous accablent en nous faisant éternellement le coup de la victime. Pour cela nous devons savoir être nous-mêmes, apprendre à être sereins et implacables avec nos valeurs. Cessons cet autodénigrement permanent. À être trop vigilant quant à notre propre xénophobie, on en devient un xénophobe bienveillant. Je rencontre parfois des gens qui ne m’aiment pas parce qu’ils n’aiment pas les Arabes et je ne peux rien y faire. Mais le pire pour moi, c’est de rencontrer des gens qui m’aiment bien parce qu’ils aiment bien les Arabes. La xénophobie bienveillante, qui au nom de la tolérance me voit, comme les autres, comme un Arabe. Alors pour me faire plaisir, pour être gentil avec moi, ils veulent discuter de la place que l’Arabe, maintenant le Musulman, mérite. Je vous le dis ici : je n’ai pas besoin de vous, par pitié arrêtez de vouloir m’aider. Je me suis fait une belle place de Français dans mon pays, grâce à mon pays et grâce à ma brave mère qui m’a élevé du mieux qu’elle a pu avant de me laisser partir avec pour seule consigne : « Va, vis et deviens Français. »»

Ce témoignage qui me semble être très équilibré entre les efforts nécessaires des uns et l’ouverture des autres, rappelle aussi qu’il existe encore des lieux où ne pas croire reste un combat.

Pour celles et ceux qui ne le sauraient pas, je souligne que l’exergue fait référence à «Va, vis et deviens » qui est le titre d’un film magnifique réalisé par Radu Mihaileanu (2005) et qui parle de l’intégration en Israël d’un enfant d’Ethiopie.

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Mercredi 14 septembre 2016

«U.P.E.A.A.
Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants »
Acronyme que seule l’Éducation Nationale Française est capable d’inventer

Il faut bien savoir être un peu léger parfois, quoique…

Dans ce cas, il suffit de faire un tour dans l’univers de la créativité de l’Education Nationale pour s’amuser et aussi se dire : Peut-on être pédagogue, c’est-à-dire selon ma définition rendre simple des choses complexes, quand on se complaît dans un tel vocabulaire ?

Rappelons qu’« allophone » a pour définition : « Personne qui parle une langue autre que celle(s) de la majorité. ».

Bref il s’agit ici d’une « classe à destination d’immigrés qui ne parlent pas le français ».

On pourrait même dire « classe à destination d’immigrés allophones », car le terme allophone est précis et signifie exactement ce de quoi on parle. Il ne s’agit pas de faire l’éloge d’une langue pauvre et de ne pas utiliser des termes précis et appropriés.

Ce qui est en cause ici et qui constitue la novlangue des technocrates ce n’est pas l’utilisation du mot « allophone » mais bien son association avec « unité pédagogique » et surtout « élèves arrivants ».

En outre si on lit rapidement l’acronyme d’« UPEAA », on entend « duper » qui a lien étroit avec tromperie.

J’ai appris l’existence des « UPEAA » grâce à cet article : <Madame vous avez fait quoi pour devenir francaise ?>

Cet article présente un autre intérêt : celui du témoignage d’une française d’origine vietnamienne : Doan Bui, journaliste qui a été invitée à retourner dans son ancien collège « Berthelot » au Mans où elle a rencontré des élèves migrants originaires de Syrie, du Kosovo, du Tchad.

Je cite quelques extraits de ce reportage :

« Fin avril, je suis donc retournée en classe, et j’ai vu mes « successeurs »… Cette fois, c’est moi qui étais au tableau.

Avec cette double casquette : journaliste à « l’Obs » et fille de migrants (ou plutôt l’inverse). […]

Erza, blonde aux yeux bleus, est kosovare (elle dit “albanaise” sur sa page Facebook), Aminata vient de Mauritanie, « où il y a la guerre », Rama de Syrie, Nawele d’Italie et de Tunisie, Mariam ou Jamilati du Tchad.

Derrière leurs grands sourires, elles traînent avec elles des histoires d’exils et de déchirements parfois terribles, et pourtant, quand on les voit, impossible de les distinguer de leurs camarades.

Ce ne sont pas des « migrantes ». Juste des ados, qui se taquinent, pensent à l’avenir, à l’amour, et pouffent quand elles évoquent les garçons.

Zain, 15 ans, est gêné quand les filles l’appellent pour poser. Il est plus timide. Il attendra la pause goûter pour me raconter son histoire. Zain est un Mineur Isolé étranger, un « MIE ». « Je viens d’Islamabad. Mes parents m’ont envoyé en France. A l’aéroport, j’étais tout seul. Mais j’ai rencontré un autre Pakistanais. Il m’a conseillé d’aller à Laval où il connaissait des gens. J’ai été dans un foyer, dans l’Aide Sociale, c’était le nom. Et puis après, je suis arrivé au Mans. […]

Zain est « très sociable » me disent ses professeurs. Scolarisé en troisième, il commence à se débrouiller. Derrière lui, souriant et mutique, Yannick, un autre « MIE » vient d’Angola. Hanh Baillat, professeur de Français : On a d’autres MIE qui sont arrivés cette semaine. L’éducateur ne savait rien d’eux, à part qu’ils ont été trouvés à Paris, qu’ils seraient originaires d’Egypte. Ils ne parlent pas un mot de français, pas un mot d’anglais. Ils sont « NSA », comme on dit. « Non scolarisés antérieurement »

Mais ça n’a pas l’air de lui faire peur à Hanh. Elle me désigne ainsi Aminata, vive comme du vif argent, qui est arrivée de Mauritanie, il y a moins d’un an. « Elle était NSA aussi, au départ, pour lui apprendre le français, on travaillait avec des images. » Aminata parle si bien français qu’on croirait qu’elle l’a appris depuis toute petite. En Mauritanie, par exemple. Aminata s’exclame : « Ah non, je n’ai pas appris le français là-bas !!!
L’école en Mauritanie, c’était pas bien. Ici, en France, tout est mieux. Même le froid, je m’y suis habituée.” […]

Qui se sent venir à 100% d’un endroit ?” demande Françoise Leclaire, qui a lancé le projet auprès des élèves de l’UEPAA. Personne ne lève le doigt…

Sur les murs, des cartes où sont épinglés tous les pays d’où viennent les enfants, leurs parents, leurs grands-parents. […]

Mariam, du Tchad, qui a également habité à Moscou, est très tracassée par ce que ça veut dire « devenir français » :

« Madame, est ce que vous vous sentez française ?  Qu’est-ce que vous avez fait pour devenir française ? »

Hum… Qu’est-ce que j’ai fait pour devenir française ?
Moi qui suis née française (enfin presque, naturalisée à deux ans), j’ai toujours eu l’impression d’être française.
A cause des livres peut être : je me rêvais en petite fille modèle, façon Comtesse de Ségur. »

Voilà au-delà d’apprendre quelques acronymes amusants ou débiles, cet article parle d’enfants, de déchirures, de guerres, d’exil et de cette difficile quête : « devenir français »

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Mardi 13 septembre 2016

Mardi 13 septembre 2016
« Nous avons besoin d’intelligence et de bienveillance »
Propos que je répète souvent ces derniers jours à mon travail.
Après le mot du jour consacré à l’apprentissage et à Céline Alvarez hier, je voudrais faire part de quelques courtes réflexions professionnelles et personnelles qui font mon actualité.
Je participe à la création d’une nouvelle structure, avec des moyens limités, une préparation insuffisante et une organisation en devenir.
Bref, c’est un peu compliqué et des tensions peuvent surgir assez vite. C’est pourquoi je répète très fréquemment ces deux mots : « intelligence et bienveillance ».
Au milieu de la semaine dernière j’ai rencontré une collègue dans l’ascenseur qui venait de changer de service. Et elle me disait que tout allait plutôt bien, parce qu’elle avait été bien accueillie par ses collègues qui l’aidaient beaucoup pour démarrer dans son nouveau métier.
Ce témoignage m’a conduit à lui faire la réflexion suivante : «Audrey, c’est la situation la plus fréquente dans notre milieu de travail. La plupart des collègues sont bienveillants et aident spontanément. S’il n’en est pas toujours ainsi c’est parce qu’un management dévoyé cherche à créer la compétition entre les individus, de les dresser les uns contre les autres en pensant ainsi obtenir de meilleurs résultats d’ensemble. Et cette croyance est fausse. »
Pour une fois, je ferai court.
Je ferai court parce que je dispose d’un dessin.
Ce dessin, je l’ai affiché dans mon bureau, la semaine dernière, c’est la première chose qu’on voit si on est attentif et qu’on passe la porte :
Dans cette succession d’étapes, c’est la 4ème qui est la plus importante quand les ânes s’assoient et réfléchissent (enfin !) à la lumière de leur expérience, à la meilleure solution pour arriver à remplir leur objectif.
Solution forcément coopérative.
Coopération qui est facilitée par la bienveillance, sans oublier l’intelligence…

Lundi 12 septembre 2016

Lundi 12 septembre 2016
« L’enfant apprend en étant actif et non passif, quand il est aimé et non jugé »
Céline Alvarez
Il m’arrive de vous parler de personnes que je qualifie de lumineuses.
Souvent, il s’agit de femmes. Je n’en tire aucune conclusion, je constate simplement que pour l’instant ce qualificatif m’est plus souvent venu pour des femmes.
Récemment, je n’ai pas utilisé ce terme pour un homme, Antoine Leiris, mais j’aurais pu le faire,  lui qui a expliqué que dans les retours qui lui ont été faits après son livre « Vous n’aurez pas ma haine », que beaucoup l’ont remercié pour l’élévation qu’il donnait par son témoignage.
Oui, nous avons besoin d’élévation et aussi de lumière !
J’ai entendu, Céline Alvarez dans le 7-9 de France Inter du 1er septembre 2016 et son message, son enthousiasme, son feu intérieur m’a immédiatement conquis.
On rencontre aussi des « allumés », des personnes qui croient ce qu’ils disent, sans jamais interroger leurs croyances et leurs dogmes (et ces croyances ne sont pas limitées au domaine religieux). Eux aussi peuvent être enthousiastes et entraînant, mais pour mener dans des impasses.
Céline Alvarez est le contraire d’une allumée, c’est une scientifique qui interroge l’apprentissage des enfants et confronte ses méthodes avec des analyses scientifiques des résultats de sa méthode et de sa pédagogie.
Elle n’est que trentenaire.
Télérama dans un article de  <février 2016> écrit : « Souleyman, Clarisse, Emma et les autres n’oublieront jamais leurs années de maternelle, à l’école Jean-Lurçat de Gennevilliers (Hauts-de-Seine). C’était de septembre 2011 à juin 2014, de la petite à la grande section – les enfants ayant eu, exceptionnellement, la même classe pendant trois années consécutives, ou les trois sections se trouvaient mélangées. Trois années enchantées, fondatrices, dans une école classée REP (Réseau d’éducation prioritaire). « J’ai vu, en quelques mois, ma fille reprendre confiance en elle, entreprendre des choses qu’elle n’aurait jamais faites, avant », témoigne Christelle Letourneur, la mère de Clarisse, petite fille « introvertie » au départ, qui bégayait, présentait des retards importants de langage. A la fin de son année de grande section, « Clarisse était déjà bien entrée dans la lecture, raconte sa mère. Et c’est elle qui venait en aide aux élèves en difficulté ou aux plus petits. » D’autres – la plupart des enfants de 4 et 5 ans – maîtrisaient parfaitement la lecture. Et certains pouvaient compter jusqu’à mille ou faire des additions à quatre chiffres ! Le tout dans la joie, avec facilité et fierté.
La « maîtresse d’œuvre » de cette classe pas comme les autres – à défaut d’en être la « maîtresse » tout court, enseigner n’ayant jamais été un objectif professionnel – n’en a pas moins démissionné peu après. Originaire d’Argenteuil, banlieue du nord-ouest de Paris, Céline Alvarez, fille d’un ouvrier et d’une employée de banque […]. Titulaire d’un master en sciences du langage, elle n’a passé le concours d’enseignement, en 2008, que pour pouvoir « infiltrer » l’Education nationale, ponctuellement. Son intention ? « Y tester l’efficacité d’une démarche pédagogique nouvelle, uniquement construite autour des grandes lois naturelles de l’apprentissage, révélées par les neurosciences, afin d’aider l’école à évoluer. » Car, elle en est convaincue, « la connaissance du fonctionnement du cerveau, notamment celui des enfants, en bouillonnement permanent, avec ses millions de synapses produites chaque seconde, devrait être le dénominateur commun universel de toute initiative pédagogique. »
L’Education Nationale lui donna donc les moyens de poursuivre son expérience pendant 3 ans puis interrompit brutalement l’expérience. Céline Alvarez démissionna.
  
Patrick Cohen l’a invité parce qu’elle vient de publier un livre « Les Lois Naturelles De L’enfant ; La Révolution De L’éducation »
Livre qu’elle a tiré de son expérience de Gennevilliers.
Et que dit Céline Alvarez ?
Que les méthodes d’enseignement actuellement pratiquées dans nos écoles publiques sont le fruit de croyances, de dogmes, de traditions qui ne tiennent aucun compte des avancées des sciences cognitives, des neuros-sciences et de la connaissance scientifique de l’apprentissage des enfants.
Et elle exprime cette idée si simple que si on veut avancer, il faut tenir compte de ce que la science nous apprend et mettre en œuvre des pédagogies qui sont cohérentes avec ces connaissances.
En deux mots, elle pourrait résumer sa méthode : « Autonomie et amour ».
Elle explique « L’être humain n’apprend pas ce qui ne le motive pas. Tant qu’on impose les sujets, l’enfant ne peut pas apprendre. Les enfants doivent être autonomes pour choisir les activités qui les passionnent, dans un cadre donné ».
Il faut un cadre, il faut une autorité, mais l’autonomie et le respect du rythme de l’enfant va le conduire naturellement à apprendre les savoirs fondamentaux.
Elle a fait tester les résultats de ces méthodes par des analyses scientifiques, l’imagerie cérébrale a notamment été utilisée pour vérifier les résultats et pour orienter les méthodes.
En pratique, et selon les parents eux-mêmes, les résultats ont été remarquables : les enfants ont appris à se concentrer, à grandir dans l’autonomie, à intégrer les savoirs fondamentaux, à lire spontanément etc…
Ces analyses scientifiques ont, en très grande partie, confirmé les intuitions pédagogiques de Maria Montessori  et aussi d’autres pédagogues comme  Steiner et Freinet.
Elle est convaincue qu’« Il faut arrêter les débats idéologiques stériles ! Pourquoi ne se base-t-on pas sur une démarche scientifique ? Tout le monde s’épuise avec ce système, les enfants sont à bout, les enseignants donnent tout, et les parents se fatiguent à la maison avec les devoirs. La démarche scientifique montre que l’enfant n’apprend pas quand il est passif, il apprend mal dans le stress. L’enfant apprend en étant actif et pas passif, quand il est aimé et pas jugé  » 
Et notre vieille Education nationale ?
Tout n’est pas perdu, Céline Alvarez a, peu de temps avant l’émission, été contactée par le cabinet de la ministre et son interlocuteur lui a dit que Le ministère veut apporter une bienveillance institutionnelle aux enseignants qui se basent sur ces méthodes pour construire leurs méthodes d’apprentissage.
Bienveillance, un mot qu’utilise souvent Céline Alvarez.
Et ici sa conférence TED’X où elle explique en 14 mn ses principes de pédagogie : https://www.youtube.com/watch?v=nwVgsaNQ-Hw (Je pense que c’est le meilleur résumé de sa démarche)
Et enfin ci-après son site, extrêmement riche et qui ne peut que passionner celles et ceux qui s’intéressent à la pédagogie, à l’école et aux enfants. : https://www.celinealvarez.org/
Elle réalise d’ailleurs de plus en plus de conférences devant des enseignants conquis par son message et sa démarche.
Lumineuse je vous dis !

Vendredi 9 septembre 2016

«J’irai dormir en Corse»
Michel Rocard

Michel Rocard a écrit deux ans avant sa mort un texte où il exprimait sa volonté d’être enterré en Corse, à Monticello, alors qu’il n’a «pas une goutte de sang corse».

Ce texte a été lu par son fils aîné lors de la cérémonie au temple de l’Etoile, un ami de la famille l’a transmis à Libération qui l’a publié : http://www.liberation.fr/debats/2016/07/17/michel-rocard-j-irai-dormir-en-corse_1466751

«Le temps viendra bientôt, pour moi, comme pour tous, de quitter la compagnie des vivants.

Enfant de la guerre, préservé presque par hasard des souffrances les plus atroces qu’elle a pu engendrer, j’en ai côtoyé le risque d’assez près pour avoir ensuite voulu découvrir, observer, savoir, analyser, comprendre, visiter aussi les lieux d’horreur d’Alsace, d’Allemagne, de Pologne, plus tard d’Algérie ou du Rwanda.

Toute mon adolescence, j’ai rêvé que ma trace soit porteuse de paix.
Je ne pense pas avoir manqué à ce vœu. Certains le savent encore en Algérie, tous en Nouvelle-Calédonie, je fus un combattant de la paix.
N’était la violence des hommes, la nature étant si belle, la vie aurait toutes ses chances d’être merveilleuse si nous savions y créer l’harmonie. Ce fut l’effort de mon parcours.

Reste un rêve un peu fou, encore un : que ma dernière décision, l’ultime signal, le choix du lieu où reposer, soit pour tous ceux qui m’ont aimé, ou même seulement respecté, une évidente, une vigoureuse confirmation.
Après tout, le déroulement de la vie elle-même a son rôle à jouer dans ce choix final.

Sylvie, ma dernière épouse, m’a fait, le temps de ce qui nous restait de jeunesse, redécouvrir l’amour, puis surtout rencontrer sérénité, tranquillité, confiance, le bonheur tout simplement.
A son père adoptif corse, elle doit le sauvetage de son statut social, mais pas l’affection.
Elle lui doit pourtant un lieu, celui de ses joies d’enfant, de ses premières et longues amitiés, de l’exubérance de la nature, de sa beauté et de ses odeurs, au fond le lieu de son seul vrai enracinement.

C’est un village, Monticello en Balagne.

Je n’ai pas une goutte de sang corse, et n’avais jamais mis les pieds sur l’île avant 1968.
Le mois de mai de cette année-là avait échauffé les esprits.
Je ressentis puissamment le besoin de rassembler pour une bonne semaine, la quarantaine la plus active d’étudiants et de cadres du PSU. La mutuelle étudiante rendit cela possible en Corse.
«De la violence en politique et dans l’histoire, pourquoi ? Jusqu’où ?».
Tous les jours exposés, découvertes de textes, réflexions, discussions… Tous les soirs et le dimanche, pour moi, découverte de cette merveille du monde, la Corse, qu’habitaient deux bonnes centaines de militants PSU… Paysans, historiens, chercheurs, animateurs du nationalisme non violent prirent à cœur d’être mes instructeurs.
Je découvris la violence de l’histoire corse, ne l’oubliai plus, j’appris surtout à la connaître et à la respecter. J’en parlai beaucoup, j’écrivis même.

Mais je m’occupais d’autre chose, longtemps d’Europe notamment sur la fin.Vint cette situation bizarre où la régionalisation des élections européennes, combinée avec les manœuvres internes au PS firent de moi la «tête de liste» socialiste pour les élections européennes de 2004 en Corse… J’avais sur ma propre tête 22 campagnes électorales de toutes dimensions de la France entière à ma commune.

La Corse m’honora de 28 %. C’est le record absolu de toute ma vie sur trente-cinq ans. C’est aussi le record régional du PS à ces élections-là. C’est enfin le record historique de la gauche sur l’île.

Et puis Monticello : 37,2 % tout de même.

L’occasion ne m’avait jamais été donnée de remercier.

Ce sera fait. A Monticello, le cimetière est plein. Ne restait dans la partie haute, au-delà des caveaux, qu’une microparcelle trop petite pour une tombe, suffisante pour deux urnes, au ras de la falaise.

Arbres et tombeaux, tout est derrière nous. L’un des plus beaux paysages du monde. Et puis bien sûr, qui dit cimetière dit réconciliation… Le grand Pierre Soulages s’est chargé de pourvoir à ce que les objets à placer là, une urne puis deux, un support, une plaque puis deux, magnifient la beauté du lieu plutôt que de la déparer.

A l’occasion, venez nous voir, me voir : il faut garder les liens. Peut-être entendrez-vous les grillons, sans doute écouterez-vous le silence… A coup sûr la majesté et la beauté de l’endroit vous saisiront. Quel autre message laisser que de vous y convier.»

<Ici vous verrez une interview de sa compagne Sylvie qui raconte cette histoire du dernier repos>

Qui disait que Michel Rocard était compliqué à comprendre ?

Il allait toujours à l’essentiel, bien sûr il acceptait la complexité du monde ce qui signifie pour un politique de tourner le dos à la démagogie.

Il y a aussi dans ces propos sur sa finitude toute son humanité.

Ces paroles simples et émouvantes sont la meilleure conclusion à la cérémonie de l’Adieu d’un homme de qualité et de sincérité.

<744>

Jeudi 8 septembre 2016

Jeudi 8 septembre 2016
«  Pour diriger une société, il faut la comprendre. »
Michel Rocard dans son ultime interview au Point
Le 8 juin dernier, le journaliste Emmanuel Berretta rencontrait une dernière fois Michel Rocard et en tira un long entretien que le Point a publié et que vous trouverez en pièce jointe. Moins d’un mois après, Michel Rocard quittait la communauté des vivants.
Je l’avoue, et vous l’aurez compris je suis orphelin, en politique, de Michel Rocard.
J’aime beaucoup et j’approuve la dénonciation, de la gauche du PS et même au-delà, des dérives du système économique actuel, de la financiarisation du monde, de l’explosion des inégalités.
Même Michel Rocard avait eu ce cri de colère : « Il est des moments où une cure de gauchisme est nécessaire.» dans une tribune du Monde dont j’avais fait le mot du jour du 12 décembre 2014.
Mais je ne suis pas cette gauche dans les propositions de solutions qui soit me semblent irréalistes, soit néfastes. Ainsi, on ne peut pas faire de la France un territoire, tel le village Gaulois, épargné par la mondialisation. La fiscalité française ne peut pas s’éloigner de trop de celles de ses voisins. La France ne peut pas, seule, imposer sa loi aux multinationales et aux forces financières. Il faut donc trouver des partenaires et négocier avec eux, ne pas croire que la France est en mesure d’imposer son point de vue au reste du monde ni même aux européens et pour le reste tenir compte des contraintes mais aussi des opportunités de la mondialisation.
Alors, on pourrait penser que le gouvernement actuel est un gouvernement conforme à la pensée que défendait Rocard, ainsi de Valls qui a fait partie du premier cercle de ses collaborateurs ou Macron qui se réclame de lui. Dans cet entretien, il essaie de ne pas être trop abrupt, mais il montre quand même que cette idée [de rocardiens au pouvoir] n’a pas vocation à prospérer  :
A la question : « Emmanuel Macron et Manuel Valls affirment que vous êtes leur mentor. Qu’est-ce que cela vous inspire ? »
Il répond : « Ils le font tout le temps, c’est gentil à eux et je les en remercie… Mais ils n’ont pas eu la chance de connaître le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et portait un modèle de société. Jeune socialiste, je suis allé chez les partis suédois, néerlandais et allemand, pour voir comment ça marchait. Le pauvre Macron est ignorant de tout cela. La conscience de porter une histoire collective a disparu, or elle était notre ciment. Macron comme Valls ont été formés dans un parti amputé. Ils sont loin de l’Histoire. »
Loin de l’Histoire …
Il essaie cependant de rester gentil avec Macron : « Macron s’est totalement affranchi [du clivage droite/gauche], mais il reste du côté du peuple, donc de la gauche. Assurer un bien meilleur niveau d’emploi, Macron ne pense qu’à ça. »
Mais il y met tout de suite une nuance : «  Reste le vrai signal de gauche qui consiste à donner à l’homme plus de temps libre pour la culture, les choses de l’esprit, le bénévolat associatif, etc. Le capitalisme doit ménager cet espace. C’est le modèle du socialisme démocratique à la scandinave. »
Et par rapport à tous les deux, Michel Rocard a toujours revendiqué son appartenance et son adhésion au mot de « socialisme ». Il dit dans cet entretien : « Nous sommes aussi vaincus par l’individualisme. J’en ai beaucoup voulu à Manuel Valls de vouloir changer le nom du parti. L’histoire nous a dotés du seul mot qui fait primer le collectif sur l’individu : le « socialisme ». C’est même la seule chose que le socialisme veuille dire, et surtout pas « appropriation collective des moyens de production » ! »
Et alors que pense Michel Rocard de François Hollande ?
« Le problème de François Hollande, c’est d’être un enfant des médias. Sa culture et sa tête sont ancrées dans le quotidien. Mais le quotidien n’a à peu près aucune importance. Pour un politique, un événement est un « bousculement ». S’il est négatif, il faut le corriger. S’il est positif, en tirer avantage. Tout cela prend du temps. La réponse médiatique, forcément immédiate, n’a donc pas de sens. Cet excès de dépendance des politiques aux médias est typique de la pratique mitterrandienne, dont François Hollande est l’un des meilleurs élèves.
Or le petit peuple de France n’est pas journaliste. Il sent bien qu’il est gouverné à court terme et que c’est mauvais.  »
Et à la phrase suspendue du journaliste : « L’espoir de l’actuel président de la République de repasser… », il répond : « D’abord, je me demande pourquoi il ferait ça  »…
Il donne quelques circonstances atténuantes : « Les politiques sont une catégorie de la population harcelée par la pression du temps. Ni soirée ni weekend tranquille, pas un moment pour lire, or la lecture est la clé de la réflexion. Ils n’inventent donc plus rien. On sent venir l’élection sans projet de société d’un côté comme de l’autre. »… Mais peu encourageante pour l’avenir.
Il ajoute : « [La parole du politique est aujourd’hui discréditée], et elle n’est pas près d’être recréditée ! Rien de ce que je peux vous dire ne se résume en une minute trente à la télévision. Comment réussir à redonner un espoir aux Français si cet espoir n’est pas inscrit dans une durée, au moins celle de la longévité de nos petits-enfants ? » 
Il fallait trouver une phrase exergue de ce mot dans ce long entretien, j’ai choisi le début de cette analyse : «  Pour diriger une société, il faut la comprendre. Or on ne peut plus se comprendre. […] Le système fonctionne pour le divertissement. [J’avais esquissé l’idée, dans le mot du jour du 29 août,  qu’aujourd’hui « Le Monde est un jeu »]. Comment, dès lors, comprendre le Moyen-Orient ou la crise économique ? Le monde du savoir ne produit plus de connaissances interdisciplinaires, les sociologues ne travaillent pas avec les économistes, qui ont peu ou pas de contact avec les politiques. »
Dans ce long entretien énormément de questions sont abordées, les relations internationales, l’immigration, les problèmes sociaux, l’économie, la situation de la France dans le monde et les problèmes beaucoup français.
J’en souligne encore quelques points :
Sur le problème français du soutien de l’innovation et de la réalité de l’égalité dans notre pays : « Et notre système social tue les poules aux œufs d’or. Il naît tous les ans en France autant de start-up qu’en Allemagne, sauf qu’elles meurent dans les cinq premières années à cause de notre fiscalité et du poids excessif de l’administration. […]
Nous parlons et écrivons le mot « égalité » partout, mais dans les faits la France est dans la moyenne de l’Europe, entre la Grande-Bretagne, clairement inégalitaire, et l’Allemagne, qui fait mieux que nous. Je le répète, les pays scandinaves montrent la voie, celle d’une organisation sociale plutôt harmonieuse, sans trop de conflits, et respectueuse des biens collectifs : éducation, santé, transports publics et environnement. »
Il parle bien sûr de la gauche française tout en rappelant par ailleurs que toute la social-démocratie européenne est en crise et en panne d’idées. Mais : « La gauche française est un enfant déformé de naissance. Nous avons marié deux modèles de société radicalement différents, le jacobinisme et le marxisme.
Pas de souveraineté des collectivités territoriales, pas de souveraineté des universités, tout est gouverné par le sommet, ça c’est le jacobinisme. Avec la prétention d’avoir une analyse rationnelle de la production, ça c’est le marxisme. Et, particularité française, la volonté révolutionnaire de travailler à la démolition du capitalisme, ce qui explique l’absence de dialogue social et de culture économique. Pourquoi voulez-vous comprendre le système puisqu’il faut en mettre un autre à la place ?  « Les Allemands ont, après-guerre, envoyé Marx aux oubliettes de l’Histoire pour se rallier à l’économie de marché. Pas la France. »
Et puis je voudrais aussi souligner son regard sur notre modèle d’intégration par assimilation :  
 « C’est la mode actuelle de dire [qu’il y a  une remise en cause de notre modèle d’intégration par assimilation ]. Gilles Kepel, grand universitaire, spécialiste de l’islam, a multiplié les observations. L’une d’entre elles est que le succès scolaire des enfants nés français mais issus d’une génération d’immigrés est meilleur que celui des Italiens ou Portugais d’entre les deux guerres. Je ne sais pas si notre modèle d’intégration a tant failli que ça, et je me suis toujours indigné des simplifications commodes, de celles qui désignent un bouc émissaire : les musulmans ; ou bien de celles qui préfèrent décider qu’on n’y peut rien. Je suis sûr d’une chose : lorsqu’on témoigne du respect aux gens, il n’y a pas d’exception au fait qu’ils vous le rendent formidablement. […]
Les idées toutes faites sont reposantes. On n’a pas besoin de lire et de comprendre pour faire une campagne électorale, il suffit de recopier des discours écrits par d’autres. C’est de cela que la France crève. Mais, pour généraliser le respect, il faut une administration d’Etat suffisamment tolérante pour laisser faire, favoriser et même subventionner les initiatives locales, l’innovation. »
Et je finirai par cette conclusion : « Le doute est l’accompagnateur infatigable du progrès. Sans le doute, une démocratie ne peut fonctionner. L’éthique, la générosité, la noblesse, l’intégrité n’ont pas leur place dans un système limité à la transmission de faits brutaux.  »
Mais tout l’entretien est à lire et à rapporter aux propos de ces nombreux hommes et quelques femmes qui briguent nos suffrages à travers les primaires puis les élections

Mercredi 7 septembre 2016

Mercredi 7 septembre 2016
«La France va très mal. Le cœur de ce malaise reste économique.»
Michel Rocard
Ce fut l’un de ses derniers passages à la radio, il fut l’invité de Léa Salamé sur France Inter, le 2 février 2016.
C’était donc après les attentats du 13 novembre, en plein débat sur la déchéance de nationalité.
C’est encore vrai alors que l’on débat du burkini et que Nicolas Sarkozy revient en mettant au centre du débat l’identité de la France.
Lors de cet entretien il dit notamment :
«La France va très mal. Le cœur de ce malaise reste économique. Il y a longtemps que je pense que le Gouvernement n’a pas assumé la crise économique, les multiples crises. Ils espèrent une amélioration de la crise économique capable de produire une diminution des tensions intellectuelles et psychologiques qui sont elles-mêmes à la source de la violence. Il y a un emballement médiatique autour des symboles. Les Français ça leur plaît de s’engueuler autour de ça. Pourquoi pas ?
La vérité est que le malaise fondamental du capitalisme occidental est plutôt anglo-saxon d’origine et la République n’a pas grand-chose à y voir.
Nous avons fait pire, nous avons confié la mission de nous défendre contre ça à l’Europe sans lui en donner les moyens. »
Et il rappelle que le combat principal pour lui reste la lutte contre les inégalités :
«La volonté de défendre les humbles, les pauvres, ceux qui n’ont pas eu de chance dans le capitalisme et de lutter contre la spéculation. Malheureusement, nous n’en avons pas toujours les moyens puisque le combat est de nature mondiale. Il y a des pays, la Grande Bretagne, les États-Unis, où les gagnants politiques du moment considèrent que le droit de s’enrichir doit être préservé absolument. C’est abominable.
La France ne fait pas partie de cette école là mais elle fait partie de ces vaincus.»
Et quand Léa Salamé le confronte aux propos de Macron  « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires » il répond simplement «Je reste partisan d’une autre lecture : la recherche contre les inégalités excessives. »
Le mot du jour du 5 novembre 2012 avait aussi rapporté cette affirmation de sa part : « Dans les cinq plus beaux moments d’une vie, il y a un (ou des) coup(s) de foudre amoureux, la naissance d’un enfant, une belle performance artistique ou professionnelle, un exploit sportif, un voyage magnifique, enfin n’importe quoi, mais jamais une satisfaction liée à l’argent.»
Lors de la crise 2008, il avait insisté plusieurs fois sur l’importance néfaste des idées de l’école de Chicago et de Milton Friedman en disant que «les idées peuvent tuer» par exemple ici  https://www.youtube.com/watch?v=VFsTKmFny14
Dans cet <entretien> il affirme qu’«Avec [l’idée de Milton Friedman] que le fonctionnement des marchés est parfait, il a laissé toute l’avidité, la voracité humaine s’exprimer librement»
Et surtout il ancre son analyse dans la compréhension de l’Histoire :
«L’équilibre entre partenaires du jeu économique a changé. C’est le résultat de deux siècles d’histoire du capitalisme. Quand il est né – dans les années 1810-1840 – on s’est aperçu que le système était cruel et injuste. Assez vite naît une riposte du monde du travail, qui prend la forme des coopératives, des mutuelles, des syndicats, du mouvement socialiste. Leur souci est de se débarrasser du capitalisme. Mais le capitalisme a gagné. Sous la pression ouvrière, mais pas seulement, son efficacité prodigieuse a été mise au service de la lutte contre la cruauté sociale.
Le système est ainsi fait qu’il est instable. C’est même sa caractéristique principale. La crise des années 1929-1932, et la guerre qui a suivi, a rallié les cervelles à l’idée qu’il fallait le stabiliser. L’accord s’est fait dans le monde sur trois stabilisateurs. Le premier, c’est la sécurité sociale. L’Anglais Beveridge a théorisé qu’en faisant des retraites, de l’assurance chômage, de l’assurance maladie, des prestations familiales, on contribuait à stabiliser le système. Le deuxième régulateur, c’est celui de Keynes : au lieu de gérer les budgets et la monnaie sur la base de comptes nationaux, il faut les utiliser pour amortir les chocs extérieurs. Cette idée explique l’absence de crise pendant les trente années qui suivent. Le troisième régulateur, le plus ancien, c’est celui d’Henry Ford, et il tient en une phrase : “Je paie mes salariés pour qu’ils achètent mes voitures.” Mis ensemble, à la fin de la Second Guerre mondiale, ces trois stabilisateurs vont donner le compromis social-démocrate, qui a duré trente ans.
Les actionnaires ont fini par considérer qu’ils étaient mal traités. Ils ne venaient pas aux assemblées générales – on en rigolait, d’ailleurs. Ça a changé quand se sont créés les fonds de pension qui regroupent des milliers, des millions d’actionnaires. Ils ont envahi toutes les assemblées, en se moquant des problèmes internes de l’entreprise, et en disant “je veux plus”. Dans la foulée se créent les fonds d’investissement, plus petits mais beaucoup plus incisifs, et les fonds d’arbitrage, les hedge funds.
Ces fonds ont créé une vaste pression sur les managers. Ils disaient : “Si vous ne payez pas plus, on vous vire.” Puis il y a eu un mouvement plus puissant encore, celui des OPA. Celui qui ne distribue pas assez à ses actionnaires devient “opéable”. Il en a résulté une externalisation formidable de la main-d’œuvre, qui a rendu précaire un quart de nos populations. Au final, cela donne une économie fatiguée, minée par la méfiance, où l’idée de fidélité à l’entreprise commence à disparaître et où la croissance ralentit.
Y a-t-il des moyens d’en sortir ?
Tout commence par la prise de conscience et le diagnostic. Ce diagnostic doit être scientifique et internationalement partagé. Aussi longtemps que les chefs d’entreprises productives se laisseront intoxiquer par la propagande bancaire, alors que leurs intérêts sont souvent antagonistes, aussi longtemps que les médias nieront le diagnostic, il n’y aura pas de remède.
Le repli national, c’est l’assurance déclin, l’assurance récession, parce que nos économies sont interdépendantes. L’économie administrée, on sait bien que ça ne marche pas. Interdire les produits dérivés, à mon avis ce n’est pas possible, car ils font fonctionner le système. Donc il faut une longue réflexion, qui doit comprendre un aspect éthique. La confiance ne peut pas revenir quand le PDG ou le banquier, qui gagnait 40 fois plus que ses salariés pendant les deux premiers siècles de capitalisme, gagne 350 à 500 fois plus. Il faut reconnaître que le moteur de la croissance, c’est la consommation des ménages. Cela implique le retour de la masse salariale à un niveau plus élevé : en moyenne, sa part dans le PIB a perdu 10 % en vingt-cinq ou trente ans.
Il faudra aussi fournir un élément scientifique pour condamner l’espoir d’une rentabilité à 15 %, alors que le PIB croît de 2 % par an. Cet objectif de 15 % est un objectif de guerre civile. Or, il a été formulé par les professionnels de l’épargne et personne n’a rien dit. Aujourd’hui, si on ne trouve pas d’inflexion, on est dans le mur. Le déclin du Bas-Empire romain a commencé comme ça…»
Et puis écoutez dans cette vidéo Michel Rocard expliquer la division syndicale française en remontant à la répression sanglante de la Commune de Paris par Adolphe Thiers, c’est à partir de 1h14:20
Ainsi était Michel Rocard, inscrivant toujours sa réflexion dans l’argumentation, dans la compréhension de l’Histoire et de l’Economie.
Il était aussi dans la lignée des Mendes-France qui ne croyait pas à l’homme providentiel, mais croyait en la réflexion partagée, à l’implication des gens et au travail d’équipe déployant l’intelligence collective.
Je reste pour ma part convaincu de la justesse de cette pensée.

Mardi 6 septembre 2016

Mardi 6 septembre 2016
«Avant de réussir une grande carrière politique, Michel Rocard a été un audacieux militant anticolonialiste»
Pierre Joxe
Dans le combat Mitterrand/Rocard, Pierre Joxe avait clairement choisi le camp de Mitterrand. Dans son livre «Si la gauche savait», Rocard écrit qu’il faisait partie de la «la garde noire» de Mitterrand, ailleurs il dit qu’il faisait partie de «mes tueurs»  que Mitterrand voulait absolument nommer au gouvernement dirigé par Rocard au poste stratégique de l’Intérieur pour le surveiller voire plus. Mitterrand voulait se débarrasser de Rocard et il avait dit à ses amis qui depuis l’ont répété, par exemple Ambroise Roux, qu’il fallait “lever l’hypothèque Rocard”.
Pourtant à la fin de sa vie Rocard a exprimé cet avis nuancé sur Pierre Joxe : «Un drôle de zèbre, Joxe… Un ultra du mitterrandisme avec, en même temps, une énorme distance. Il est très cynique, mais il a beaucoup d’humour. Nous sommes très copains !»
Mais Pierre Joxe est aussi issu d’une grande famille politique : son père Louis Joxe fut un grand résistant, ministre de De Gaulle et principal négociateur des accords d’Évian ayant abouti à l’indépendance de l’Algérie… Et c’est justement pour son comportement et l’action de Michel Rocard lors de la guerre d’Algérie qu’il lui a rendu hommage :
«A l’annonce de la mort de Michel Rocard, la plupart des réactions exprimées par les hommes politiques au pouvoir – et par ceux qui espèrent les remplacer bientôt – ont été assez souvent purement politiques ou politiciennes. A gauche, l’éloge est de règle. A droite, l’estime est générale. Mais deux aspects de la personnalité de Michel Rocard semblent s’être volatilisés : avant de réussir une grande carrière politique, il a été un audacieux militant anticolonialiste et un talentueux serviteur de l’Etat.
Il lui fallut de l’audace, en 1959 pour rédiger son Rapport sur les camps de regroupement en Algérie. Il fallait du talent en 1965, pour être nommé  secrétaire général de la Commission des comptes et des budgets économiques de la Nation.
Je peux en témoigner.
Quand je suis arrivé en Algérie en 1959,  jeune militant anticolonialiste d’une UNEF mobilisée contre la sale guerre coloniale, le prestige de Rocard était immense parmi nous. C’était comme un grand frère, dont on était fier.
Car il avait rédigé
[…] un rapport impitoyable sur les « camps » dits « de regroupement » que les « pouvoirs spéciaux » de l’époque avaient permis à l’Armée française, hélas, de multiplier à travers l’Algérie, conduisant à la famine plus d’un million de paysans et à la mort des centaines d’enfants chaque jour…
Le rapport Rocard « fuita » dans la presse. L’Assemblée nationale s’émut. Le Premier ministre Debré hurla au « complot communiste ». Rocard fut menacé de révocation, mais protégé par plusieurs ministres dont le Garde des sceaux Michelet et mon propre père, Louis Joxe.
Quand j’arrivai alors à mon tour à Alger,  les officiers dévoyés qui allaient sombrer dans les putschs deux ans plus tard me dirent, avant de m’envoyer au loin, dans le désert : « … Alors vous voulez soutenir les hors la loi, les fellaghas, comme votre ami Rocard…? »  
Je leur répondis, protégé par mes galons d’officier, par mon statut d’énarque – et assurément par la présence de mon père Louis Joxe au gouvernement : « C’est vous qui vous mettez « hors la loi » en couvrant, en ne dénonçant pas les crimes commis, les tortures, les exécutions sommaires et les mechtas incendiées. » J’ignorais alors que ces futurs putschistes allaient tenter un jour d’abattre l’avion  officiel où mon père se trouvait…
En Janvier 1960, rappelé à Alger du fond du Sahara après le virage de
De Gaulle vers « l’autodétermination » et juste avant la première tentative de putsch – l’ « affaire des barricades » –, j’ai pu mesurer encore davantage le courage et le mérite de Rocard. Il avait reçu mission d’inspecter et décrire ces camps où croupissait 10% des paysans algériens, ne l’oublions jamais !
Il lui avait fallu une sacrée dose d’audace pour arpenter l’Algérie en civil – ce jeune inspecteur des finances –, noter tout ce qu’il voyait, rédiger en bonne et due forme et dénoncer froidement, sèchement, ce qui aux garçons de notre génération était une insupportable tâche sur l’honneur de la France. Nous qui avions vu dans notre enfance revenir d’Allemagne par milliers les prisonniers et les déportés dans les gares parisiennes, nous étions indignés par ces camps.
Car en 1960 encore, étant alors un des officiers de la sécurité militaire chargé d’enquêter à travers l’Algérie, d’Est en Ouest, sur les infractions, sur ceux qui  désobéissaient aux ordres d’un De Gaulle enfin converti à l’« autodétermination » qui allait devenir l’indépendance, j’ai pu visiter découvrir et dénoncer à mon tour des camps qu’on ne fermait pas ; des camps que l’on développait ; de nouveaux camps… Quelle honte, quelle colère nous animait, nous surtout, fils de patriotes résistants ! […]
Michel Rocard, et beaucoup d’autres serviteurs de l’Etat, nous avons été conduits à la politique par nécessité civique. Non pour gagner notre pain, mais pour être en accord avec notre conscience, nos idées, nos espoirs.
Les exemples contemporains de programmes électoraux trahis, oubliés ou reniés, de politiciens avides de pouvoir, mais non d’action, « pantouflant » au besoin en cas d’échec électoral pour revenir à la chasse aux mandats quand l’occasion se présente, tout cela est à l’opposé de ce qui anima, parmi d’autres, un Rocard dont beaucoup aujourd’hui encensent la statue mais tournent le dos à son exemple en détruisant des conquêtes sociales pour s’assurer d’incertaines « victoires » politiciennes, contre leur camp, contre notre histoire, contre un peuple qui n’a jamais aimé être trahi.»
Comme le dit justement Joxe, beaucoup se réclament de Rocard. Beaucoup pensent qu’en fin de compte ce sont ses idées qui auraient gagné à gauche et seraient au pouvoir. Mais c’est oublier que Michel Rocard a toujours voulu d’abord lutter contre les inégalités sociales et affermir les conquêtes sociales. La confiance régulée dans les marchés n’était que le moyen parce qu’il avait compris que l’économie administrée n’était pas efficace.
Mais pour revenir à la guerre d’Algérie, Michel Rocard avait clairement choisi son camp, celui de l’éthique, des droits de l’homme et bien sûr le combat anticolonial. Je ne me lasserai pas de rappeler que François Mitterrand était, à cette époque, dans l’autre camp.

Lundi 5 septembre 2016

Lundi 5 septembre 2016
« Georges Servet » 
Alias Michel Rocard
Après que ma belle-sœur ait attiré mon attention sur Michel Rocard, je me suis intéressé à lui et j’ai vite été conquis. J’ai même adhéré une première fois au Parti Socialiste en 1979, j’avais 18 ans, à l’époque du Congrès de Metz. Ce Congrès où Rocard avait défié Mitterrand et où Mitterrand allié à Chevènement a gagné. C’est lors de ce Congrès  que Laurent Fabius a lancé à Michel Rocard « entre le marché et le plan, il y a le socialisme ». Après un an, je n’ai pas renouvelé ma carte.
Mais qui était Michel Rocard ? 
Michel Rocard était un homme de convictions et un homme ancré dans l’Histoire. Et je voudrai commencer ces quelques mots que je lui consacre par cet acte qu’il a commis quand à partir de 1953 il a pris le pseudonyme de « Georges Servet » du nom d’un hérétique protestant, Michel Servet.  C’est sous ce nom qu’il est connu au PSU avant 1967.
Le local du PS de Villeurbanne se situe Rue Michel Servet. Un jour que je m’y trouvais avec d’autres membres du PS, l’un d’entre eux demanda mais qui était Michel Servet ? Et je constatais ce jour l’ignorance assez générale sur cette question. Les histoires de religion n’ont jamais beaucoup intéressé le commun des socialistes.
Michel Servet est né en 1511 dans le Royaume d’Aragon et il a été assassiné le 27 octobre 1553 à Genève,  à l’instigation de Jean Calvin, en étant brûlé vif parce qu’il avait été condamné pour hérésie.  Il avait notamment osé interroger le dogme de la Trinité. Oui ! À cette époque le christianisme et le protestantisme aussi, tuait pour des idées. Il a été tué notamment parce qu’il contestait la conception d’un Dieu unique qui existait en trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit, égaux, participant d’une même essence divine et pourtant fondamentalement distincts. Les hommes de religion tuaient pour cela ! Pour une divergence d’idée sur un concept abscons !
Michel Servet, outre, qu’il était théologien fut aussi médecin. En tant que médecin, il découvre la circulation pulmonaire. Wikipedia écrit : «Sa vaste intelligence et sa soif de connaissances l’incitent à s’intéresser à toutes les branches du savoir, incluant la géographie et les mathématiques. Il compte au nombre des martyrs de la pensée.»
Michel Rocard a souhaité, pour ses obsèques, bénéficier d’une cérémonie au Temple protestant.
Sa mère, Renée Favre, institutrice était protestante mais son père Yves Rocard, était de famille catholique.
Ce père, avec qui il a eu des relations tumultueuses, avait été membre de la Résistance mais fut surtout un grand professeur et chercheur en physique. <Il fut un des pères de la bombe atomatique française>
Son père voulait que le jeune Michel devienne scientifique comme lui, il détestait l’idée qu’il se lance dans la vie politique.
Dans son livre «Si la gauche savait» Michel Rocard a écrit de son père : « C’était un personnage compliqué… Un génie aux facettes multiples… Un professeur Tournesol enfermé dans ses silences, maladroit de son corps comme pas possible. Il détestait sa femme. Ma mère était une petite institutrice de Savoie mariée à un immense savant ; d’une certaine façon, elle vivait une promotion sociale. Elle empoisonnait la vie de mon père. Il a fini par déserter le domicile conjugal pour échapper à son caractère dominateur. Et, surtout, elle m’accaparait. Il lui a beaucoup reproché de m’avoir soumis à elle ; et, de ce fait, de m’avoir éloigné de lui. Il disait: « Je ne comprends rien à mon fils. C’est un con, et à cause de toi. » Après cet épisode, il a passé sept ou huit ans sans guère m’adresser la parole.»
Michel Rocard passe par le scoutisme où il porte le surnom d’« Hamster érudit » qui sera souvent rappelé lors de sa carrière politique.
Très vite, il s’engage en politique, à gauche et c’est lors de la guerre d’Algérie qu’il montre publiquement la force de ses convictions. Il rejoint  les socialistes en rupture avec Guy Mollet à propos de la politique algérienne. Il écrit : « Pendant plus d’un siècle, la France a prétendu mener en Algérie la politique dite de l’assimilation, qui seule justifiait l’intégration de l’Algérie dans le territoire de la République. En fait, cette politique fut proclamée et jamais appliquée […] L’égalité des devoirs existait, et notamment l’impôt du sang, mais point d’égalité des droits ». Il relève « une mentalité proche de la ségrégation raciale qui interdisait aux musulmans, sauf exception, l’accès aux fonctions de responsabilités, même mineures, dans leur propre pays ».
Pendant cette guerre, il joue un rôle éminent sur lequel nous reviendrons demain.
Mais rappelons que le ministre de la Justice, du gouvernement de répression que ces hommes inconséquents appelaient les évènements d’Algérie et non la guerre était François Mitterrand. Dans cette fonction, Mitterrand refuse 80 % des demandes de grâces des condamnés à mort algériens. Rocard écrira alors de Mitterrand qu’il est un « assassin ». Ainsi commencèrent leurs relations conflictuelles.
Contrairement à Mitterrand qui adorait rester dans l’ambiguïté et que la démagogie ne dérangeait pas, Michel Rocard aimait ancrer ses raisonnements et sa pensée dans le réel, la vérité et l’Histoire.
Dans son émission Mediapolis du 9 juillet 2016, Olivier Duhamel a fait la remarque suivante : 
Les mots utilisés par les hommes politiques pour lui rendre hommage sont surprenants :
«C’était un homme d’idées … Ah bon, les hommes politiques n’ont plus d’idées ?
C’était un homme de conviction … Ah bon, ils n’ont plus de convictions ?
C’était un homme honnête … Ah bon,…
Il y a, en creux un réquisitoire terrible contre les hommes politiques d’aujourd’hui.»