Mardi 17 mai 2016

Mardi 17 mai 2016
« La vie est une tragédie. Réaliser des films est la seule distraction que j’ai trouvée pour la supporter. »
Woody Allen
Le festival de Cannes a commencé le 11 mai et s’achèvera le 22 mai 2016.
Le dernier film de Woody Allen : “Café Society” a été présenté, hors compétition.
L’express a réalisé une interview du cinéaste, interview qui a été évoqué dans <la revue de presse de Frédéric Pommier du samedi 7 mai> :
«Du film, on dira juste que c’est une histoire d’amour. L’histoire d’une femme qui doit choisir entre deux hommes. L’un qui lui propose la sécurité, tandis que l’autre lui propose plutôt l’aventure. Mais c’est aussi l’histoire d’une famille juive à New-York, ville adorée du cinéaste qui s’exprime cette semaine dans les colonnes de L’EXPRESS. Titre de cet article : « Dépressif heureux ». Vous l’avez reconnu ? Il s’agit de Woody Allen…
Woody Allen, dont le nouveau film, Café Society, fera mercredi l’ouverture du Festival de Cannes. Et c’est donc à cette occasion que Stéphanie Chayet est allée le rencontrer, dans l’écrin de son studio fétiche new-yorkais. Une belle interview dans laquelle le cinéaste met à mal quelques rumeurs le concernant. Non, il n’est pas aussi névrosé qu’on le pense et il a une vie très normale. Non, il n’est pas du tout ce qu’on appelle un intello. Chez lui, il boit des bières devant des matchs de foot américain à la télé. Et à l’école, d’ailleurs, il était très mauvais élève. Il n’y a qu’en sport qu’il parvenait à faire des étincelles. « Enfant, explique-t-il sans rire, j’étais un athlète exceptionnel ».
Mais aujourd’hui, là où Woody Allen continue de briller, c’est avant tout dans le regard qu’il porte sur le monde. Un regard corrosif, mais non dénué de facétie. Notamment sur la résurgence de l’antisémitisme. « Les Juifs sont une cible facile car ils sont peu nombreux, dit-il. Mais s’il n’y avait plus un seul Juif sur terre, on trouverait une autre minorité à persécuter. Et si toutes les minorités étaient éliminées, les bruns se retourneraient contre les blonds, les droitiers contre les gauchers. » Et le réalisateur ajoute, fataliste, que « l’homme n’est pas, à l’évidence, la plus noble des espèces ».
Il commente également la politique américaine… Il commente et il pronostique l’échec de Donald Trump, qu’il connaît pour l’avoir fait tourner dans Célébrity. « Il essuiera, prédit-il, la défaite la plus cuisante qu’un républicain ait jamais connue, et ceci quel que soit son adversaire démocrate : Hillary Clinton, Bernie Sanders ou bien ma mère. » Et tant pis si sa mère est morte il y a plus de dix ans.
Et puis, bien sûr, Woody Allen parle de cinéma. Un cinéma qu’il juge globalement de moins en moins bon. Et pourquoi donc certains de ses films ont-ils nettement plus de succès en France qu’aux États-Unis ? « Ma théorie, dit-il, c’est qu’ils gagnent à être traduits. Dans une autre langue, les gens, visiblement, ne se rendent pas compte de leurs défauts. » Et pense-t-il continuer longtemps à ce rythme effréné d’un long-métrage par an ? « Mais que faire d’autre ? », répond-il. « La vie est une tragédie. Réaliser des films est la seule distraction que j’ai trouvée pour la supporter. »
L’entretien de l’Express se trouve derrière ce lien et a pour titre : «J’ai un public de déprimés fidèles (mais il faut être abonné)» : http://www.lexpress.fr/culture/cinema/woody-allen-j-ai-un-public-de-deprimes-fideles_1788603.html
J’adore Woody Allen, mais je ne suis pas déprimé, il est possible d’aimer Woody Allen sans être déprimé​

Jeudi 12 mai 2016

«Les accords Sykes-Picot»
Accords secrets franco-britannique signés le 16 mai 1916

Lundi, il y a 100 ans, le 16 mai 1916 ont été signés les accords secrets Sykes – Picot dont tout le monde parle encore aujourd’hui.

Quand les combattants de Daech ont ouvert la frontière entre l’Irak et la Syrie pour créer un territoire sur les deux pays, ils ont affirmé :

«Nous avons détruit la frontière Sykes-Picot.»

Dans une explication simpliste, on raconte que les Britanniques et les Français se sont mis d’accord pour se partager le Moyen-Orient et ont créé l’Irak la Syrie dans une réunion entre deux diplomates : un anglais Mark Sykes et un français François Georges-Picot.

Si Paris-Match, aborde ce sujet il vous précisera, en outre, que le diplomate François Georges Picot avait une sœur qui s’appelait Geneviève Georges-Picot. Que cette sœur a épousé Jacques Bardoux, un homme politique. Et que ce couple a eu plusieurs enfants, dont une fille Marthe Clémence qui est la mère de Valéry Giscard d’Estaing.

Mais les choses sont beaucoup plus complexes, les discussions entre Britanniques et Français ont été très longues et après l’accord il y a encore eu beaucoup de changements.

Prenons d’abord le plan de cet accord :

Si vous cherchez à retrouver les frontières actuelles de la Syrie, de l’Irak, de la Jordanie, du Liban, de la Palestine et d’Israël dans ce schéma, vous aurez beaucoup de mal.

Je confirme cela ne correspond pas.

La carte comporte 5 zones :

2 zones bleus pour la France, une d’administration directe et une autre d’influence appelée zone Arabe

 – 2 zones rouges pour le Royaume-Uni , organisées de la même manière.

 – Et une cinquième zone, brune, comprenant la Palestine et Jérusalem qui devait selon les accords Sykes-Picot être internationale ou mixte.

Tout ceci va être défait et refait : ainsi la zone internationale ne sera administrée que par les britanniques et Mossoul ira également chez les britanniques et deviendra une ville d’Irak.

Mais fondamentalement, ce que révèlent les accords Sykes-Picot, c’est une superposition de conflits, assez semblable à ce qui se passe aujourd’hui.

Il y a d’abord le conflit central, la guerre 14-18. Les territoires dont nous parlons font partie de l’Empire Ottoman. Or, l’Empire Ottoman s’est allié à l’Allemagne et aux Austro-Hongrois, il est donc l’ennemi de la France et de la Grande Bretagne.

Mais à l’intérieur de l’Empire Ottoman, il y a aussi conflit, les Arabes n’ont pas beaucoup de considération pour les Turcs, les maîtres de l’Empire. L’Islam est né en leur sein, Mohammed était un des leurs, les Turcs ne sont que des mercenaires rustres. Ils veulent s’en débarrasser et devenir indépendant.

Alors les français et surtout les britanniques qui dominent l’Egypte essayent de convaincre les Arabes de se révolter contre les Turcs pour faciliter la victoire des alliés. C’est ici que se situe Lawrence d’Arabie qui va devenir l’ami des Arabes et se battre à leurs côtés contre les Turcs. Mais les Arabes ont des exigences : ils veulent battre les turcs avec les anglais mais après, ils veulent que ce soit créé un grand Etat Arabe unifié.

Et un autre conflit s’ajoute à tout cela : la rivalité entre l’empire colonial britannique et l’empire colonial français. Ce conflit doit être mis entre parenthèse, parce qu’ils sont alliés dans le conflit majeur, il reste pourtant omniprésent.

Et de la résultante de ces conflits sort cette carte bizarre, les français et les anglais ont chacun leur part des dépouilles de l’Empire Ottoman qui cependant n’est pas encore vaincu.

Et, il y a la zone Arabe, à cause de la promesse des Britanniques pour créer la grande entité Arabe mais restant cependant sous l’influence de la France et des Britanniques, pour les conseiller. Et aussi un peu pour le pétrole dont on perçoit toute l’importance lors de la première guerre mondiale.

Mais quand on parle des Arabes, ce n’est pas simple non plus. Car il y aussi conflit à l’intérieur des Arabes.

Le conflit oppose deux dynasties : la première descend du prophète, c’est la dynastie des Hachémites, Hachem était le grand père de Mohamed. Le chef de cette dynastie s’appelle Hussein, c’est le roi qu’on voit dans Lawrence d’Arabie et qui est joué par Alec Guiness. Son fils aîné est Ali, joué par le bel Omar Sharif. Il a encore deux autres enfants qui vont jouer un grand rôle dans cette partie du Monde. Hussein est le Chérif de La Mecque. En aidant les britanniques, il espère devenir calife d’une grande Arabie unifiée.

L’autre dynastie règne sur le centre de l’Arabie Saoudite, cette région appelée le Nejd avec pour capitale Ryad. Cette dynastie est celle d’Ibn Seoud, qui ne descend pas du prophète mais s’est alliée à la secte rigoriste des Wahabites

La zone côtière, de la mer Rouge qui comprend les villes religieuses de La Mecque et de Médine, s’appelle Hedjaz et c’est dans cette région que va se lancer la révolte Arabe vu dans Lawrence d’Arabie et qui va aller conquérir Aqaba puis Damas.

Et il y a même un autre conflit à l’intérieur de l’administration coloniale britannique, il y a le camp du Caire qui est pour Hussein et le camp de l’Inde qui est pour Ibn Seoud.

Au bout d’un certain nombre de négociations (Clemenceau va lâcher aux britanniques Mossoul et la zone internationale de Palestine) et de trahisons :

  • Hussein va tenter de devenir Calife et régner sur le Hedjaz,
  • Son fils Faycal va tenter de devenir roi de Syrie mais devra quitter ce trône et ira s’installer sur le trône d’Irak, il y restera jusqu’à sa mort en 1933. Son fils Ghazi lui succéda, puis son petit-fils mais qui fut renversé par un premier coup d’état militaire du général Kassem en 1958 et après une période d’instabilité Saddam Hussein pris le pouvoir en 1963.
  • Son fils Abdallah devint roi de Jordanie, son petit-fils Abdallah II règne toujours

Ali, le prince joué par Omar Sharif resta avec son père et fut vaincu avec lui en 1924 par les troupes de Ibn Séoud qui instaura son régime wahhabite sur toute l’Arabie. Cette terre qui est prétendument sacrée pour les musulmans et qui est la seule au monde dont le nom de l’Etat comporte le nom de la famille régnante.

Aujourd’hui les descendants de Hussein, le roi Abdallah II de Jordanie et de Ibn Séoud, le roi Salmane continuent à régner, sans avoir jamais demandé l’avis des populations qu’ils gouvernent et en gardant toujours d’excellentes relations avec les pays occidentaux, la France et le Royaume-Uni.

C’est très compliqué je vous l’ai dit et pourtant j’ai beaucoup simplifié.

Le rôle des britanniques et des français dans toute cette histoire n’est pas très moral.

Mais le rôle des deux dynasties arabes ne l’est pas davantage.

Si vous voulez lire des articles plus détaillés, vous les trouverez ci-après :

<Comment l’Empire ottoman fut dépecé>

<L’ombre de l’accord Sykes-Picot continue à empoisonner le monde>

<Les 100 ans des accords Sykes-Picot>

<701>

Mercredi 11 mai 2016

Mercredi 11 mai 2016
«Que fait l’abeille ?
Elle fait du miel ? Mais fondamentalement on s’en fiche !
L’abeille, elle pollinise !»
Yann Moulier Boutang
Vous lisez ce matin le 700ème mot du jour.
Pour chaque centaine, j’essaye de m’échapper un  peu des contingences de l’actualité pour dévoiler une réflexion plus profonde et plus universelle.
Si je puise une partie de l’inspiration de ces billets quotidiens dans mon butinage sur Internet, mes lectures de livres et ma culture passée ou présente, l’essentiel de ma matière première est constitué de podcast, c’est à dire des émissions radios ou des conférences que j’écoute le plus fréquemment avec un lecteur de mp3, le plus souvent possible en marchant.
La plupart, je les écoute puis je les efface.
Et puis, il y a certains enregistrements que je conserve sur un disque dur. Depuis 2009, j’en ai conservé plus de 2000.
Une des toutes premières conférences qui m’a incité à adopter cette pratique est une conférence du mercredi 4 février 2009, où l’économiste Yann Moulier Boutang a présenté un de ses livres à la librairie Mollat de Bordeaux.
J’ai pu constater que cette conférence était encore en ligne : http://www.mollat.com/audio/090204MOULIERBOUTANGpad.mp3
Dans cette conférence, il a eu ce développement qui est un des moments d’intelligence dont je me souviendrai toujours :
« Je vais vous parler des abeilles.
Qu’est-ce que fait l’abeille ?
L’économie politique qui s’intéresse aux produits, aux produits vendables, vous répond : l’abeille produit du miel.
L’apiculteur va remplacer l’essaim sauvage où l’abeille produit du miel, pour elle-même et pour ses larves, par des ruches avec des rayons.
Puis il va subtiliser le miel des rayons, car l’abeille ne produit pas naturellement du miel pour les humains. Et en lui retirant le miel des rayons, l’abeille va produire, produire et encore produire du miel.
On va lui laisser juste ce qu’il faut pour se reproduire, elle et ses larves, et le surplus sera approprié par l’apiculteur.
Cela ne vous rappelle rien ?
Moi ça me rappelle la plus-value ou la survaleur de Marx.
Mais maintenant que fait vraiment l’abeille maintenant que nous savons un peu plus de complexité.
Eh bien fondamentalement, je vais vous dire : le miel on s’en fiche !
L’abeille, elle pollinise !
Et Einstein disait, un monde où les abeilles auront disparu ne laissera que 4 à 5 ans de survie à l’espèce humaine. [Cette disparition est d’ailleurs une question d’actualité]
L’abeille pollinise, cela veut dire que 80 % de la production agro-alimentaire en terme de légumes et de fruits est produite grâce aux abeilles.
Il faut aussi rajouter des choses comme le tournesol pour lequel la pollinisation de l’abeille prend la plus grande part.
L’abeille pollinise !
Nous pouvons mesurer, puisqu’un économiste doit pouvoir mesurer des quantités et des prix, l’impact des abeilles. Si l’on prend les États-Unis d’Amérique, si vous faites l’hypothèse qu’il n’y a plus de pollinisation, vous pouvez compter entre 30 et 35 milliards de dollars par an, qui disparaissent. Et je ne parle même pas de la flore, des parcs sauvages, je parle simplement de la production agricole. [Lire aussi cet article de Sciences et avenir sur la disparition des abeilles et ses conséquences]
Donc qu’est-ce que produit l’abeille, en termes de valeur économique ?
D’un côté elle produit aux États-Unis pour 100 millions de dollars de miel et de l’autre côté elle participe à la production d’une valeur entre 30 et 35 milliards de dollars.
En conséquence, ce que fait fondamentalement l’abeille du point de vue économique, au niveau de l’écosystème elle produit 350 fois plus que le miel, en valeur.
Voilà les proportions.
D’un côté il y a ce qui est calculé par un output marchand, simple, clair : l’abeille produit du miel.
Et de l’autre côté, elle pollinise et nous savons qu’on peut se passer de miel, mais on ne peut pas se passer de pollinisation.
Nous comprenons donc que l’abeille fait du miel pour vivre et se nourrir, mais qu’en vivant, elle circule, elle pollinise et que sa véritable contribution productive, c’est ça !
En tout cas, en terme de valeur, c’est ça l’étalon principal.
En économie traditionnelle, on voit l’abeille qui consomme et l’abeille qui produit. Un input et un output.
Mais, ce qui est fondamental, c’est son rôle dans la reproduction du vivant et ça elle le fait même sans s’en apercevoir, puisqu’elle fait cela en même temps qu’elle consomme, comme un produit  annexe de sa consommation : elle répand le pollen.
Le plus important c’est qu’elle circule en se nourrissant, ce n’est pas son travail industrieux dans la ruche ou elle transforme le nectar en miel ou en gelée royale.
Et ce raisonnement est en terme de valeur, de richesse économique !
Retour à l’être humain.
Qu’est-ce que fait l’humain principalement ? Un output marchand à partir de marchandise ?
Non ! il produit essentiellement du vivant à partir du vivant.
L’humain ne fait pas que se reproduire, il met au monde des enfants mais qu’il élève et en cela il crée quelque chose de nouveau !
Il produit son environnement, il produit des relations, il produit du lien etc.
Mais pour des humains, en dehors des sociologues qui faisait de grandes déclarations qui disaient “le lien social c’est important”, les assistantes sociales qui disaient “il ne faut pas couper dans les dépenses publiques”, “il ne faut pas couper dans l’éducation parce que c’est la base de la société, parce que c’est la richesse de la société”. Parce que c’est aussi la possibilité pour les entreprises de ne pas avoir des employés qui sont totalement malades ou totalement handicapés sur tous les plans.
En dehors de cela, ce n’était pas tellement connu et surtout pas des économistes, parce que je peux vous dire que mes confrères ont une propension à ne pas s’intéresser à la pollinisation et à se focaliser sur la production du surplus de miel qui est notoirement connu. »
La richesse de cette compréhension de ce qui est important me paraît incommensurable.
Bien sûr le miel n’est pas indifférent, puisque c’est pour produire le miel que l’abeille va butiner les fleurs, mais la grande valeur, le grand apport de l’abeille c’est bien la pollinisation.
Je vous laisse à cette réflexion féconde pour l’Humanité qui tirerait tous les enseignements de ce constat que contrairement au raisonnement primaire de l’économiste et de l’épicier, ce que fait l’abeille de plus important c’est de polliniser pas de produire du miel.
Yann Moulier Boutang a d’ailleurs écrit un livre : <L’abeille et l’économiste>
Vous pouvez aussi voir cette vidéo : https://vimeo.com/49977836
Et n’oublions pas notre rôle de pollinisateur…

Mardi 10 mai 2016

Mardi 10 mai 2016
« Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique, et l’affronter en tant que tel. »
Evgeny Morozov
Evgeny Morozov est un chercheur et écrivain américain d’origine biélorusse, spécialiste des implications politiques et sociales du progrès technologique et du numérique.
Il est né à 1984 et c’est probablement un des plus grands penseurs critiques du numérique et notamment de la silicon Web.
Il a été invité, le 4 mai au Forum  « European Lab » de Lyon, où il est intervenu sur le thème suivant : « Mirage du Numérique : pour une politique des Big Data ».
Il avait été interviewé par Xavier de la Porte, pour Rue 89, en octobre dernier.
C’est cet article que je souhaite partager avec vous aujourd’hui : « Internet est la nouvelle frontière du néolibéralisme »
Xavier de La Porte le présente ainsi :
« Evgeny Morozov s’est imposé en quelques années comme l’un des contempteurs les plus féroces de la Silicon Valley. A travers trois ouvrages – « The Net Delusion » (2011, non traduit en français), « Pour tout résoudre, cliquez ici » (2014, FYP éditions) et « Le Mirage numérique » (qui paraît ces jours-ci aux Prairies ordinaires) –, à travers une multitudes d’articles publiés dans la presse du monde entier et des interventions partout où on l’invite, il se fait le porteur d’une critique radicale envers la technologie en tant qu’elle sert la domination des Etats-Unis. A 31 ans, originaire de Biélorussie, il apprend toutes les langues, donne l’impression d’avoir tout lu, ne se trouve pas beaucoup d’égal et maîtrise sa communication avec un mélange de charme et de froideur toujours désarmant. 
L’écouter est une expérience stimulante car il pense largement et brasse aussi bien des références historiques de la pensée (Marx, Simondon…) que l’actualité la plus récente et la plus locale. »
«[Ma critique de la Silicon Valley est ] plus radical qu’au début. Mais parce que j’étais dans une forme de confusion, je doutais de ce qu’il fallait faire et penser. J’ai aujourd’hui dépassé cette confusion en comprenant que la Silicon Valley était au centre de ce qui nous arrive, qu’il fallait comprendre sa logique profonde, mais aussi l’intégrer dans un contexte plus large.
 
Or, la plupart des critiques ne font pas ce travail. Uber, Apple, Microsoft, Google, sont les conséquences de phénomènes de long terme, ils agissent au cœur de notre culture. Il faut bien comprendre que ces entreprises n’existeraient pas – et leur modèle consistant à valoriser nos données personnelles serait impossible – si toute une série de choses n’avaient pas eu lieu : par exemple, la privatisation des entreprises télécoms ou l’amoncellement de données par d’énormes chaînes de grands magasins.
Cette histoire, il faut la raconter de manière plus politique et plus radicale. Il faut traiter cela comme un ensemble, qui existe dans un certain contexte.
Et ce contexte, c’est, il faut le dire, le néolibéralisme. Internet est la nouvelle frontière du néolibéralisme.
Le travail critique de la Silicon Valley ne suffit pas. Il faut expliquer que le néolibéralisme qu’elle promeut n’est pas désirable.  […]
Il faut travailler à l’émergence d’une gauche qui se dresse contre ce néolibéralisme qui s’insinue notamment par les technologies. […]
La Silicon Valley va au-delà de tout ce qu’on avait connu auparavant en termes d’impérialisme économique. La Silicon Valley dépasse largement ce qu’on considérait auparavant comme les paragons du néolibéralisme américain – McDonald’s par exemple – car elle affecte tous les secteurs de notre vie.
C’est pourquoi il faut imaginer un projet politique qui rénove en fond notre conception de la politique et de l’économie, un projet qui intègre la question des infrastructures en garantissant leur indépendance par rapport aux Etats-Unis.
 
Mais si je suis pessimiste quant à l’avenir de l’Europe, c’est moins à cause de son impensée technologique que de l’absence flagrante d’esprit de rébellion qui l’anime aujourd’hui.
[…] Je parle de choses fondamentales comme le travail, l’éducation, la santé, la sécurité, les assurances. Dans tous ces secteurs, des changements majeurs sont en train d’avoir lieu et cela va continuer. […]
Ce qui m’intéresse, ce sont les discours de la Silicon Valley, ce sont les buts qu’elle se donne. Peu importe si, au moment où j’en parle, ce sont seulement 2% de la population qui utilisent un service. Il se peut qu’un jour, ce soient 20% de la population qui l’utilise. Cette possibilité à elle seule justifie d’en faire la critique. […]
Il est intéressant de regarder ce qui s’est passé avec la reconnaissance faciale. Il y a presque quinze ans, dans la suite du 11 Septembre, les grandes entreprises sont allées vendre aux Etats le discours de la reconnaissance faciale comme solution à tous leurs problèmes de sécurité. Or, à l’époque, la reconnaissance faciale ne marchait absolument pas. Mais avec tout l’argent des contrats, ces entreprises ont investi dans la recherche, et aujourd’hui, la reconnaissance faciale marche. Et c’est un énorme problème. Il faut prendre en compte le caractère auto-réalisateur du discours technologique. […]
Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique, et l’affronter en tant que tel. […]
Mais c’est un défi gigantesque parce qu’il comporte deux aspects :
un aspect impérialiste : Facebook, Google, Apple, IBM sont très liés aux intérêts extérieurs des Etats-Unis. En son cœur même, la politique économique américaine dépend aujourd’hui de ces entreprises. Un réflexe d’ordre souverainiste se heurterait frontalement à ces intérêts et serait donc voué à l’échec car il n’existe aucun gouvernement aujourd’hui qui soit prêt à affronter les Etats-Unis ;
un aspect philosophico-politique : on pris l’habitude de parler de « post-capitalisme » en parlant de l’idéologie de la Silicon Valley, mais on devrait parler de « post-sociale-démocratie ».
Car quand on regarde comment fonctionne Uber – sans embaucher, en n’assumant aucune des fonctions de protection minimale du travailleur –, quand on regarde les processus d’individualisation des assurances de santé – où revient à la charge de l’assuré de contrôler ses paramètres de santé –, on s’aperçoit à quel point le marché est seul juge.
L’Etat non seulement l’accepte, mais se contente de réguler. Est complètement oubliée la solidarité, qui est au fondement de la social-démocratie. Qui sait encore que dans le prix que nous payons un taxi, une part – minime certes – sert à subventionner le transport des malvoyants ? Vous imaginez imposer ça à Uber….
Il faut lire le livre d’Alain Supiot, « La Gouvernance par les nombres » (Fayard, 2015), il a tout juste : nous sommes passés d’un capitalisme tempéré par un compromis social-démocrate à un capitalisme sans protection. C’est donc qu’on en a bien fini avec la social-démocratie.
[Comment a-t’on accepté cela ?]
Mais parce que la gauche en Europe est dévastée ! Il suffit de regarder comment, avec le feuilleton grec de cet été, les gauches européennes en ont appelé à la Commission européenne, qui n’est pas une grande défenseure des solidarités, pour sauver l’Europe.
Aujourd’hui, la gauche a fait sienne la logique de l’innovation et de la compétition, elle ne parle plus de justice ou d’égalité.
La Commission européenne est aujourd’hui – on le voit dans les négociations de l’accord Tafta – l’avocate d’un marché de la donnée libre, c’est incroyable ! Son unique objectif est de promouvoir la croissance économique. Si la vie privée est un obstacle à la croissance, il faut la faire sauter ! […]
Car certains à gauche – notamment dans la gauche radicale – ont pu croire que la Silicon Valley était une alliée dans le mesure où ils avaient un ennemi commun en la personne des médias de masse. Il est facile de croire dans cette idée fausse que les technologies promues par la Silicon Valley permettront l’émergence d’un autre discours.
On a accepté cela comme on accepte toujours les idées dominantes, parce qu’on est convaincus. Ça vient parfois de très loin. L’Europe occidentale vit encore avec l’idée que les Américains ont été des libérateurs, qu’ils ont ensuite été ceux qui ont empêché le communisme de conquérir l’Europe. L’installation de la domination idéologique américaine – de McDonald’s à la Silicon Valley – s’est faite sur ce terreau.
Il y a beaucoup de confusion dans cette Histoire. Il faut donc théoriser la technologie dans un cadre géopolitique et économique global.
[…] Il faut aller plus loin et voir comment nous avons succombé à une intériorisation de l’idéologie libérale jusque dans nos infrastructures technologiques.
 
Et c’est peut-être en Amérique latine, […] qu’on trouve la pensée la plus intéressante. […] Ils se donnent la liberté de penser des alternatives.
[Le marxisme], en tant qu’il permet de penser les questions liées au travail ou à la valeur, [reste un cadre de pensée opérant aujourd’hui]. Ces concepts doivent être utilisés. Mais il ne s’agit pas de faire une transposition mécanique. Tout ce qui concerne les données – et qui est essentiel aujourd’hui – n’est évidemment pas dans Marx. Il faut le trouver ailleurs.»
 
 Je pense qu’il est utile qu’il existe des penseurs comme Morozov. Je n’ai pas encore lu un de ses livres, mais cela ne saurait tarder.

Lundi 9 mai 2016

Lundi 9 mai 2016
«Je n’ai pas peur d’eux»
Tess Asplund
Déjà deux fois, «le mot du jour » était plutôt  «une photo du jour ».
Voici la 3ème réalisée par le photographe David Lagerlof le 1er mai à Borlange, en Suède, lors d’une manifestation anti-immigration organisée par un groupe de néonazis, le Mouvement de résistance nordique :
Tess Asplund  se tient, poing levé à la manière du Black Power, face à trois hommes qui marchent en ligne face à elle. Ces der-niers portent un même uniforme, partagent la même coupe de cheveux à la mode skinhead, arbo-rent une expression peu avenante, bref, ils donnent plus envie de changer de trottoir que de leur barrer la route. Et pourtant, la femme se dresse devant eux les yeux dans les yeux.
La terminologie contemporaine parle de photo virale, parce qu’elle a été vue et partagée rapidement des milliers de fois.
On parle aussi de photo iconique ou de photo culte.
Le premier mot du jour consacré à une photo fut celui consacré, sans la montrer, à la photo du petit réfugié Aylan qui était mort sur une plage, et où je partageais cette évidence : « Une vidéo capte un instant furtif, une photo fige une scène pour l’éternité » (mot du jour du 7 Septembre 2015)
Cette force de la photo par rapport à la vidéo apparait évidente si vous aller voir la video qui filme le même évènement et qui se trouve <ICI>
L’autre enseignement de cet incident est que le repli identitaire n’est pas un problème franco français, mais un problème beaucoup plus large qui touche l’occident, blanc et vieillissant.
A longueur d’articles, on nous vante le modèle et l’humanisme nordique.
Mais la photo a bien été prise en Suède, le modèle parmi les modèles, où l’extrême droite a récolté 13% des voix lors des élections législatives de 2014.
Vous apprendrez notamment que Tess Asplund est agée de 42 ans. Elle a déclaré : «Je n’ai pas vraiment réfléchi, j’ai juste bondi […] Je me suis juste dit : ‘vous n’avez pas à être là’. Alors, l’un d’entre eux m’a fixé du regard, et je l’ai dévisagé en retour.  Il n’a rien dit, je n’ai rien dit non plus.»
Quand au photographe, David Lagerlof, il a simplement déclaré : «En tant que photographe, j’essaie de toucher les gens avec mes images. Et manifestement, cette photo a touché beaucoup de personnes.»

Mercredi 4 mai 2016

Mercredi 4 mai 2016
«Des pauvres, des cafards et des riches»
Une histoire racontée par Philippe Pujol auteur du livre «la Fabrique du Monstre»
Philippe Pujol est journaliste, prix Albert Londres 2014, il habite Marseille.
Son dernier livre «La fabrique du monstre, 10 ans d’immersion dans les quartiers Nord de Marseille, la zone la plus pauvre d’Europe»  il  dresse le portrait des quartiers Nord de Marseille, de ses gamins et de leurs familles, en difficulté, qui pour s’en sortir doivent accepter des compromis et des compromissions. Il parle aussi du clientélisme des responsables politiques, de la pauvreté, la drogue, la violence sociale.

Je l’avais entendu une première fois parler longuement de son livre dans l’émission <Un jour en France du 19 janvier 2016>. Lors de cette émission il a raconté une histoire vraie de cafards.
Plus récemment, il a été invité dans un format plus court <Périphérie du 17 avril 2016> et a raconté à nouveau la même histoire.

C’est une histoire simple et sordide qui raconte une part de la vérité du monde tel qu’il fonctionne. Ce n’est qu’une part, car il existe aussi de belles histoires.
Philippe Pujol s’est donc immergé dans les quartiers Nord de Marseille pendant 10 ans pour écrire son livre.
Un jour, il voit des enfants qui ont l’air de jouer. Il s’approche et il voit à quoi joue ces enfants : ils attrapent des cafards.
Il tente de les gronder et menace de le dire à leur mère. Alors ces enfants rient et appellent leur mère.
Le journaliste est surpris et la mère explique que les enfants attrapent ces cafards et les lui donnent pour qu’elle puisse les vendre à des gens qui les achètent. Et elle ajoute qu’avec l’argent reçu, ils iront manger au Mac Do.
Philippe Pujol est un peu choqué mais ne creuse pas davantage et n’y pense plus.
Quelques années plus tard, il revient dans ce quartier qui a beaucoup changé. Il s’en étonne et il a alors un échange avec un ami policier qui lui explique que les précédents habitants ont du quitter les lieux parce que les immeubles étaient envahis de cafards et que les services sanitaires les ont obligé de partir en raison de l’insalubrité des lieux.
Il a pu alors faire le rapprochement : des pauvres demandaient à des plus pauvres d’attraper des cafards qu’ils vendaient à des voyous un peu moins pauvres pour que ces derniers puissent ainsi infester les habitations d’autres pauvres.
Tout cela pour le plus grand bénéfice de très très riches.
La plus grande partie de ce quartier a été rachetée par <Lone Star Funds>, un fonds de pension américain qui a rénové les immeubles et les a vendu à la découpe.   
<Vous trouverez d’autres précisions sur ce blog de mediapart qui parle également de ce livre et de cette histoire> et j’en cite un extrait qui éclaire cette histoire à travers le projecteur du gain : «En 2004, un fond de pension américain, Lone Star, propose d’acquérir 50 % du patrimoine du précédent propriétaire, « de chasser les habitants et de rénover et de vendre à la découpe ». Rentabilité espérée du capital : 18% par an.»
« […] L’essai de Philippe Pujol offre une plongée dans le Marseille de la misère et de la délinquance, grande et petite. […] Pujol, ex-journaliste à l’ex-Marseillaise (un journal longtemps inféodé au PC) a derrière lui un lourd passé de journalisme d’investigation, qui lui a valu le prix Albert Londres en 2014 pour une série d’articles, « Quartiers shit », dont le titre parle tout seul. […]
Ce sont là les nouveaux carnets du sous-sol. À la recherche du lumpen, et même du lumpen du lumpen. Un prolétaire en job précaire trouvera toujours un sous-prolo sans travail, parce que « trop petit, trop faible, trop roublard, trop gros, trop noir, trop sans-papiers, trop seul ». Pujol nous entraîne dans le cadavre d’une Opel Astra, objet des convoitises d’un couple de Roumains (en dessous du sous-lumpen, toujours les Roumains) qui préfèrent louer ce déchet mécanique plutôt que « dormir à la mauvaise étoile ». Opel, « c’est une allemande », dirait Claudia Schiffer. Et quand vous voulez étaler votre réussite – à quoi ça sert d’arriver discret ? – vous passez au format allemand supérieur, BMW ou Audi. Ces deux marques – et aucune autre –témoignent de la réussite asociale des truands.
[…] De toute façon, ce n’est pas ce bac que visent les héros de Pujol. Eux, c’est BAC (brigade anti-criminalité) plus sept – sept interpellations. La loi de la rue sans joie. L’élitisme républicain à l’envers. Sur le CV du bon caïd, des arrestations, des gardes à vue, quelques condamnations – bref, de vraies références. L’élitisme républicain, remarque Pujol avec une naïveté feinte, s’est niché dans les lois sécuritaires, qui permettent de sélectionner, via la case prison, les purs, les durs, les balafrés.
Les portraits se succèdent – juste ce qu’il faut pour balayer le champ d’ordures (c’est l’image de couverture). Kader, qui a mal fini, sans que l’on sache bien pourquoi (une bonne justice, dit le milieu, doit être préventive), et le quartier se racontera en l’embellissant dans les jours suivants le geste de ce garçon perdu, tué sur un parking de Campanile : la vidéosurveillance a enregistré la scène avec le grain d’un film porno amateur. On a les épopées qu’on peut, mais pour les gosses qui vont peut-être encore au collège, c’est plus vivant et plus mortel que le combat du Cid contre les Maures. On tue « jusqu’à ce que les morts soient plus nombreux que les vivants » : « Et le combat cessa faute de combattants. » Sacré Corneille ![…]
Après les portraits d’en bas, ceux d’en haut. Gaudin, par exemple. « Tant qu’ils se tuent entre eux, ce n’est pas grave. » Et Stéphane Ravier, élu FN, d’en rajouter dans la métaphore : « Les chacals se dévorent entre eux. » 280 morts en 20 ans, quand même – et les statistiques ne prennent en compte que ceux qui meurent sur le coup. Avec quelques unités de plus depuis la parution du livre.
Ça ne risque pas d’arriver aux politiques, dont le livre narre par le détail les amitiés particulières, les oscillations de gauche à droite, les alliances contre nature (mais justement, il n’y a pas de nature en politique, sinon aller là où ça coule), et les petits intérêts arrachés en échange de services inavouables – comme une otarie à laquelle on donne un poisson pour la féliciter d’avoir réussi son tour. […]
Marseille, conclut finement Pujol, est au fond le laboratoire de l’indifférenciation politique. Tous pourris, mais tous au pouvoir. S’il est une ville où la confusion gauche/droite est ancienne, c’est bien celle-là. S’il est une ville où l’ancienne fusion de tous les migrants a été remplacée par un communautarisme jaloux, c’est aussi celle-là – c’est tellement plus simple de jouer les Arméniens contre les Arabes, les Arabes contre les Gitans, et les enfants de rapatriés, juifs séfarades ou non, contre tout le monde.»

Mardi 3 mai 2016

Mardi 3 mai 2016
« Toutes les cultures ont inventé des rituels d’accueil des adolescents dans le monde adulte, sauf la nôtre. »
Boris Cyrulnik
Je partage encore une réflexion de Boris Cyrulnik qu’il a tenu lors de son passage aux Matins de France Culture du 20 avril 2016.
Guillaume Erner diffuse d’abord un témoignage d’une fille  qui a été manipulée sur les réseaux sociaux et avait l’intention de partir en Syrie pour faire le djihad.
Elle est interviewée lors d’une émission de mai 2015, d’une voix douce, avec un léger accent méridional elle raconte : :
« Un garçon est venu me parler sur Facebook. Il m’a dit qu’il voulait se marier avec moi. On s’est vu sur Skipe, il m’a expliqué comment faire pour venir et m’a dit qu’il cherchait une femme pour se marier. Il m’a demandé en mariage, et j’ai accepté. » (À ce moment-là on entend la jeune fille prise d’un petit rire gêné, tant elle comprend au moment où elle parle que son attitude de l’époque était naïve et imprudente).
Elle ajoute : « c’est ridicule !. Il avait les mêmes ambitions que moi : combattre et il acceptait que je combatte. En dot, il allait me donner une Kalachnikov (nouveau rire) j’en rêvais. Ça peut paraître absurde mais quand on est dedans… ça faisait rêver… C’était cette vie que je voulais, je voulais combattre, mourir en martyr, faire le djihâd. Pour la cause d’Allah, pour les Syriens, mais avant tout pour mourir en martyr. »
Guillaume Erner demande alors à Boris Cyrulnik de s’exprimer sur ce témoignage :
« C’est la caractéristique de l’adolescence, c’est la période de l’engagement.
Toutes les cultures ont inventé des rituels d’accueil des adolescents dans le monde adulte, sauf la nôtre. La culture moderne occidentale n’accueille plus les adolescents. En Afrique, en Asie, et dans le passé en Occident il y avait toujours un moment où on accueillait les adolescents.
Tu as douze ans, tu es un enfant et tu dois te taire. Mais par la suite, je vais t’accompagner dans la forêt, tu vas avoir à affronter les lions. Tu vas affronter les lions mais tu ne seras pas abandonné, on va t’accompagner. La culture sera à tes côtés. Tu sauras les gestes, les mots, les postures qu’il faut pour affronter le danger.
Tu as surmonté l’épreuve d’initiation, tu as surmonté la mort, tu as vaincu la mort, tu as 13, 14 ans, maintenant tu es un homme, tu es un adulte, on t’écoute.
Or ce besoin d’initiation les adolescents le cherchent et se le provoquent eux-mêmes.
Il n’y a rien de pire que l’absence d’événement. Dans une vie on ne se connaît que par notre attitude dans les événements qui jalonnent notre biographie.
Et pour un adolescent qui a pour seul événement de passer son bac c’est une initiation tragique. C’est une initiation fait d’angoisse et d’immobilisme. […].
J’ai besoin d’événements, j’ai besoin d’orages, pour savoir qui je suis. J’ai besoin, moi adolescent, de me mettre à l’épreuve pour avoir la preuve de ce que je vaux.
Notre culture a complètement oublié ça !
Ce qui fait la sélection aujourd’hui c’est l’immobilité physique et la répétition de quelques règles de grammaire !
Les pays du Nord ont trouvé une initiation moderne. C’est-à-dire qu’après l’équivalent du bac, les jeunes font une année sabbatique. Ils ont 18 ans, ils arrêtent de faire des études pendant un an ou deux. Ils sont entourés, comme les Africains sont entourés dans la forêt initiatique. Ils partent dans un pays étranger, souvent les États-Unis ils apprennent une langue, ils gagnent leur vie en faisant de petits métiers. Ils ne sont pas abandonnés, il y a une structure qui veille sur eux et qui est capable d’intervenir en cas de difficultés.
Privés de rituels d’initiation, nos adolescents vont chercher eux-mêmes une initiation qui [peut alors être stupide]. Après cette période où ils ont appris une langue, fait un métier, gagner leur vie [dans un lieu différent du cocon familial] Ils sont fiers d’eux, fiers de ce qu’ils ont accompli.
Et après ce moment-là seulement, ils reprennent leurs études.
Je me demande pourquoi on fait sprinter nos enfants !.
On les fait sprinter, alors qu’aujourd’hui une fille qui arrive au monde, une sur deux deviendra centenaire. Elle peut quand même perdre un an ou deux dans sa vie, un an ou deux pour construire sa vie, muscler sa personnalité.
On les fait sprinter, puis on les assoit derrière un ordinateur ! Le contraire de ce qu’il faut faire !
Beaucoup de pays du Nord crée les conditions d’une épreuve  pour que les adolescents puissent être fiers d’avoir su la surmonter.
C’est ce que voulait cette jeune fille avec sa voix fraîche. Cette fille sympathique qui parle certainement en souriant, avait besoin d’une épreuve pour prouver à elle-même qu’elle était courageuse.
Et notre culture, [ne lui prévoit pas un tel évènement]. »
En mots simples, Boris Cyrulnik éclaire ce qui nous semble obscur.

Lundi 2 mai 2016

Lundi 2 mai 2016
« La Résilience »
Boris Cyrulnik
Je pense que tout le monde a entendu parler de Boris Cyrulnik psychiatre et neurologue français.
Il vient de publier un nouveau livre, plus autobiographique que les précédents : «  Ivres paradis, bonheurs héroïques » chez Odile Jacob. Dans ce nouvel ouvrage, il théorise la nécessité d’avoir des héros et aussi le risque qu’il existe à les laisser être pervertis.
Il a été l’invité des matins de France Culture de Guillaume Erner du 20 avril.
Boris Cyrulnik, c’est d’abord une voix enveloppante et douce capable d’expliquer et d’apaiser. Il est né en 1937 dans une famille d’immigrés juifs d’Europe centrale et orientale (son père était russo-ukrainien et sa mère polonaise) arrivés en France dans les années 1930. Il a vécu l’horreur nazi, ses parents ont été assassinés dans les camps
Lui-même a survécu dans des conditions extrêmement difficiles et il raconte combien il était difficile de raconter ce qui s’est passé dans les camps de la mort, les gens ne le croyaient pas.
Je me souviens d’avoir entendu Simone Veil témoigner dans le même sens. Cyrulnik rapporte même que des psychanalystes qui recevaient des rescapés des camps qui racontaient leur vécu, leur auraient dit : mais où aller vous chercher tout cela ?
Le procès Eichmann, puis Shoah de Lanzmann et peut être aussi « Au nom de tous les miens » de Martin Gray qui vient de disparaître, il y a quelques jours, ont peu à peu mis en lumière la réalité des camps.
Et c’est à travers cette expérience terrible que Boris Cyrulnik a développé la résilience.
Souvent on lit que la résilience est un concept qui a été inventé par Boris Cyrulnik, mais ce n’est pas le cas. Il a certainement médiatisé et popularisé ce terme. Mais Wikipedia nous apprend que : « Les premières publications dans le domaine de la psychologie datent de 1939-1945. Werner et Smith, deux psychologues scolaires américaines à Hawaï, travaillent avec des enfants à risque psychopathologique, condamnés à présenter des troubles. À l’occasion d’un suivi effectué pendant trente ans, elles notent qu’un certain nombre d’entre eux « s’en sortent » grâce à des qualités individuelles ou des opportunités de l’environnement.
La notion de résilience s’oppose parfois à la notion de « coping (en anglais to cope = se débrouiller, s’en sortir). La résilience permet de dépasser son état actuel (un orphelin abandonné qui va trouver un métier) et de ne plus être dans une situation précaire (un orphelin qui va faire face en volant ou vendant de la drogue).»
La résilience consiste, pour quelqu’un qui a vécu un très grand traumatisme, à prendre acte de l’événement traumatique pour ne plus, ou ne pas, avoir à vivre dans la dépression et se reconstruire.
Du verbe latin resilio, ire, littéralement « sauter en arrière », d’où « rebondir, résister » (au choc, à la déformation).
La résilience est, à l’origine, un terme utilisé en physique qui caractérise l’énergie absorbée par un corps lors d’une déformation (« Test Charpy »).
La résilience est la voie du renouveau, la capacité à surmonter les traumatismes. C’est le meilleur chemin pour ceux qui ont vécu des drames comme celui des attentats, ou un acte de pédophilie ou de viol, bref énormément d’évènements qui ont occupé une place considérable dans nos médias, ces derniers mois.