Lundi 12 février 2024

« [Son travail] témoigne, mieux que tous les discours, que l’on ne doit jamais désespérer des hommes. »
Robert Badinter, avant-propos à l’édition de la thèse de Philippe Maurice

Bien sûr, il faut honorer la mémoire de cet humaniste que la France a eu la chance de compter dans ses rangs : Robert Badinter.

Il semble légitime d’écrire qu’il est mort de vieillesse à 95 ans, le 9 février 2024.

Au cours du week-end, les médias ont rappelé son histoire et ses combats nombreux, toujours pour défendre l’honneur et la dignité de la personne humaine.

Son grand combat, fut l’abolition de la peine de mort en France.

Les gens de ma génération se souviennent de ce discours qu’il prononça le 17 septembre 1981 à l’Assemblée Nationale.

<Discours> qui commença par ces mots

« J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France. »

Un peu plus loin, il disait :

« La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l’esclavage, ce crime qui déshonore encore l’humanité.
Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d’efforts courageux, l’un des derniers pays, presque le dernier – et je baisse la voix pour le dire – en Europe occidentale dont elle a été si souvent le foyer et le pôle, à abolir la peine de mort.
Pourquoi ce retard ? Voilà la première question qui se pose à nous. »

En 2016, lors d’une commémoration de cette abolition, Robert Badinter avait eu ce mot dans les matins de France Culture :

« La France n’est pas le pays des droits de l’Homme, elle n’est que le pays de la déclaration des droits de l’Homme »

J’en fis le mot du jour du <21 octobre 2016>

Outre, qu’il rappela qu’il n’est jamais apparu que l’existence de la peine de mot eut un effet significatif sur le nombre de crimes de sang, il expliqua les deux raisons fondamentales qui, selon lui, doivent conduire à rejeter définitivement la peine de mort :

« Il s’agit bien, en définitive, dans l’abolition, d’un choix fondamental, d’une certaine conception de l’homme et de la justice. Ceux qui veulent une justice qui tue, ceux-là sont animés par une double conviction : qu’il existe des hommes totalement coupables, c’est-à-dire des hommes totalement responsables de leurs actes, et qu’il peut y avoir une justice sûre de son infaillibilité au point de dire que celui-là peut vivre et que celui-là doit mourir.

A cet âge de ma vie, l’une et l’autre affirmations me paraissent également erronées. Aussi terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement. Aussi prudente que soit la justice, aussi mesurés et angoissés que soient les femmes et les hommes qui jugent, la justice demeure humaine, donc faillible. »

Et puis, il existait au fond de lui cette conviction qu’un être humain, même celui qui avait commis le pire, était toujours capable de devenir meilleur.

Je voudrais pour rendre hommage à Robert Badinter, narrer l’histoire de Philippe Maurice que l’on peut trouver sur Wikipedia.

Philippe Maurice est né à Paris le 15 juin 1956.

En quittant l’armée, Philippe Maurice participe à un trafic de faux billets. Les gendarmes dans l’Aveyron le surprennent en train de forcer un barrage routier avec un véhicule volé. Puis, il est inculpé et incarcéré à la maison d’arrêt de Rodez, en mars 1977, dans le cadre de plusieurs recels de vols de véhicules et de multiples escroqueries (usages de chèques volés, faux monnayage), délits pour lesquels le tribunal de Millau le condamne en 1978 à cinq ans de prison dont un an avec sursis. Lors d’une permission de sortie il ne regagne pas la maison d’arrêt.

Avec un ami, il se lance dans une série de vols à main armée en région parisienne qui se termine dans un épilogue sanglant, d’abord avec le meurtre le 26 septembre 1979 d’un veilleur de nuit qui le surprend en flagrant délit de vol de véhicule dans le 15e arrondissement de Paris, puis avec les meurtres de deux gardiens de la paix de la préfecture de police qui tentent de les intercepter dans la nuit du 7 décembre 1979, rue Monge dans le 5e arrondissement de Paris. Son ami est tué dans la fusillade.

Philippe Maurice est condamné à mort par la cour d’assises de Paris le 28 octobre 1980 pour complicité de meurtre et meurtre sur agents de la force publique.

Il va même tenter une évasion, le 24 février 1981, et blesser grièvement un gardien de prison avec une arme que lui avait remis clandestinement son avocate.

Comme dirait les jeunes de maintenant : « C’est du lourd !»

Son pourvoi de cassation est rejeté le 19 mars 1981, le président d’alors Valéry Giscard d’Estaing repousse volontairement sa réponse pour la demande de grâce, après les élections présidentielles de mai 1981, laissant à son successeur, qui pouvait être lui-même, la charge de répondre à cette demande.

Le 10 mai 1981, François Mitterrand qui avait déclaré qu’il voulait abolir la peine de mort s’il était élu, gagne les élections présidentielles.

Le 11 mai 1981, Robert Badinter va visiter Philippe Maurice dans sa prison et lui dit :

« Vous allez être gracié, l’abolition de la peine de mort est imminente. D’une certaine manière, vous allez symboliser désormais l’abolition elle-même… ». Il lui enjoint de reprendre ses études en prison.

Le 25 mai 1981, le nouveau président de la République, François Mitterrand, quatre jours après son investiture, lui accorde sa grâce et commue sa condamnation à mort en une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité.

Une fois gracié, Philippe Maurice abandonne ses projets d’évasion et suit le conseil de Badinter : il se met à étudier en commençant par l’équivalence du baccalauréat (examen d’entrée à l’université). Il passe sa licence d’histoire en 1987. Le 18 octobre 1989, il soutient sa maîtrise d’histoire du Moyen Âge.

C’est en décembre 1995 qu’il soutient une thèse de doctorat en histoire médiévale, dirigée par Bernard Chevalier et Christiane Deluz, à l’université François-Rabelais de Tours portant sur « La famille au Gévaudan à la fin du Moyen Âge ». Pour sa première sortie de prison sans menottes depuis 16 ans, trois gendarmes et trois fonctionnaires de la pénitentiaire sont chargés de l’observer lors de la soutenance. La thèse recueille les félicitations unanimes du jury et la mention « très honorable ».

À l’automne 1999, il est placé en régime de semi-liberté. Puis le 8 mars 2000, il bénéficie d’une libération conditionnelle. La communauté scientifique de l’université de Tours lui trouve un poste d’assistant de recherche. Par la suite, il sera chargé de recherches, il travaillera à l’EHESS dans les domaines de la famille, de la religion et du pouvoir au Moyen Âge. Il fut également chargé de recherche au CNRS.

Dans l’avant-propos à l’édition de sa thèse, Robert Badinter rappelait qu’il était venu voir Philippe Maurice à Fresnes le lendemain même du 10 mai 1981 :

« Je lui ai dit que, parce qu’il devait sa vie à l’abolition imminente, il symboliserait d’une certaine manière, l’abolition elle-même (…). [Son travail] témoigne, mieux que tous les discours, que l’on ne doit jamais désespérer des hommes. »

Le 25 mai 2000, le journal « Le Monde » lui a consacré un très long article : < Il était une fois… Le retour à la vie de Philippe Maurice >

J’en tire deux extraits. D’abord celui qui décrit la soutenance de la thèse :

« Alors, en décembre 1995, Philippe Maurice soutient sa thèse à Tours, le temps d’une extraction, sous escorte policière, du centre de détention de Caen. Cinq heures de face-à-face érudit, qui rompent la solitude et valident 1 245 pages, fruit de sa patience et de sa volonté. « Une prestation remarquable d’intelligence du sujet », se souvient Jacques Poumarède, historien à Toulouse des institutions du droit. Mention « très honorable » avec félicitations du jury. « Vous m’avez rendue plus intelligente », conclut ce jour-là une professeure de la Sorbonne, à sa place de juré. »

Et ce jugement de deux des plus grands historiens français :

« [Philippe Maurice figure] parmi les meilleurs docteurs en histoire dont j’ai eu connaissance ces dernières années, attestait le médiéviste Jacques Le Goff, en 1996. Il s’agit là d’un cas exceptionnel non seulement de réinsertion psychologique, intellectuelle et morale, mais d’un apport important aux travaux de l’historiographie française contemporaine. » « Je suis tout à fait porté à lui faire confiance pour le travail qu’il pourrait accomplir dans l’avenir », écrivait l’historien et président de la Bibliothèque nationale de France, Jean Favier. »

Par <cet article> de « l’Obs » nous apprenons qu’il a été présent en 2021, avec Robert Badinter, pour célébrer le 40ème anniversaire de la peine de mort :

« La célébration du 40ème anniversaire de l’abolition de la peine de mort à l’Hôtel de Lassay, a été l’occasion pour Robert Badinter de plaider pour « l’abolition universelle ». Puis, il s’est adressé à ce professeur d’histoire, discrètement assis dans l’assistance, « il a été l’incarnation de l’abolition et il n’a pas déçu les espérances que nous avions en lui ». Appelé à son tour à prendre la parole, Philippe Maurice a rendu hommage à l’homme qui a consacré sa vie à la justice et, a-t-il ajouté, « à François Mitterrand que j’aurais aimé connaître ». Habillé tout de blanc, couleur des fantômes et des anges, Philippe Maurice tranchait sur l’aréopage en costumes sombres. Nulle effusion entre les deux hommes, l’ancien ministre cultive la réserve et le professeur, la discrétion. L’histoire les a fait se croiser et se recroiser mais Robert Badinter n’a pas été son défenseur. »

Sollicité par « Ouest-France », Philippe Maurice s’est dit trop pudiquement touché par la mort de Robert Badinter pour évoquer le sujet de vive voix. Il a toutefois rédigé un petit texte que voici à son égard :

« Voici plus de quarante ans, dans une cellule de condamné à mort, les pieds et les mains enchaînés, les chevilles ensanglantées, je recevais la visite régulière de Robert Badinter. Je n’étais qu’un gamin de banlieue sans avenir. Nous étions certains que je serais exécuté.
Cet homme, socialement si important, ce grand notable, se présentait toujours avec une boîte neuve de cigarillos. Il posait la boîte sur la table, devant nous, l’ouvrait, et m’invitait à fumer. Il allumait les cigarillos que je grillais ainsi devant lui. Quand, en parlant, je laissais mon cigarillo s’éteindre, attentif, attentionné, il se précipitait sur son briquet pour le rallumer. Je crois qu’il s’apercevait avant moi que le cigarillo était éteint.
Ce petit geste dont il ne s’est jamais vanté, je crois, aurait dû disparaître avec moi… À mes yeux, ce geste modeste reste une marque de sa très grande humanité… Le grand bourgeois se pliait devant la mort à venir d’un gamin destiné à l’échafaud. »

Philippe Maurice a publié plusieurs ouvrages d’historien : « La famille en Gévaudan au XV e siècle (1380-1483) » qui fut l’objet de sa thèse, en 1998, aux éditions de la Sorbonne, « Guillaume le Conquérant » en 2002, chez Flammarion, mais aussi son autobiographie : « De la haine à la vie », en 2001, aux éditions du Cherche Midi et « Adieu la mère », en 2014, aux éditions du Cherche Midi, consacré à la vie si difficile de sa mère.

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Vendredi 9 février 2024

« Une défaite sans vainqueur »
Jean-Pierre Filiu

La journaliste de « La Croix l’hebdo » Vinciane Joly a échangé, via WhatsApp, avec Ahmad, un jeune palestinien qui vit à Gaza. Au gré des coupures de communication, il lui a raconté son quotidien sous les bombes. Leur correspondance est un document unique sur la guerre publié par le journal : < Je t’écris de Gaza >.

Ahmad a fui Gaza ville pour aller à Khan Younes où un bombardement l’attendait, qui a laissé son frère handicapé… Les échanges sont terribles, autant pour ce que dit le Palestinien, que par la distance entre celui qui vit un calvaire et celle qui en France, ne peut que trembler et dire sa pitié… Et Ahmad dit :

« Nous nous plaindrons de ce monde à Dieu quand nous Le rencontrerons. »

Le Calvaire continue pour la population de Gaza. Du côté israélien, l’angoisse et le traumatisme du massacre du 7 octobre persistent.

Dieu qui est invoqué des deux côtés ne dispose visiblement d’aucun moyen d’action pour intervenir…

Je comprends la réaction d’Ahmad et il aura bien raison de se plaindre à ce Dieu qui semble responsable de toute cette tragédie et qui n’intervient pas.

Et je pense que pour toutes celles et ceux qui croient en Dieu, « la tempête sous un crâne » pour reprendre la phrase utilisée par Victor Hugo dans les Misérables est de plus en plus forte.

Pour celles et ceux qui ne croient pas ou qui croient mais gardent un doute fécond, il me semble pertinent d’écouter et de suivre les réflexions de l’historien, spécialiste du Moyen-Orient contemporain, Jean-Pierre Filiu.

Ce 9 février il fait paraître un livre : « Comment la Palestine fut perdue » et comme sous-titre « Et pourquoi Israël n’a pas gagné. Histoire d’un conflit (XIXe-XXIe siècle) »

Il était l’invité du « Grand Entretien » de France Inter du mardi 5 février 2024 : <La défaite palestinienne est claire, elle est écrasante>.

Il fait d’abord le constat que la défaite palestinienne depuis le début de ce conflit est écrasante et pourtant Israël, malgré sa supériorité militaire gigantesque et les victoires obtenues dans toutes les guerres contre les palestiniens et les arabes, n’a pas gagné.

Il n’y a en réalité pas de victoire définitive d’Israël.

Il parle d’« une défaite sans vainqueur ».

Jean-Pierre Filiu, à l’instar de beaucoup d’autres, affirme que cela montre qu’il ne peut pas y avoir de victoire militaire, il ne peut exister qu’une solution politique. C’était ce que Itzhak Rabin avait compris, et c’est pourquoi il avait entamé les négociations du processus d’Oslo.

Il rappelle qu’il existe une historiographie dense sur ce conflit qui a tant duré.

Mais Jean-Pierre Filiu a voulu rompre avec le récit chronologique des évènements, les étapes de la tragédie et des solutions avortées, pour analyser ce conflit de manière plus globale en opposant ce qu’il analyse comme « les trois forces d’Israël » aux « trois faiblesses Palestiniennes ».

Au préalable, il entend dénoncer un « certain nombre d’impasses intellectuelles ».

Tout d’abord celle du « mythe d’un État binational » partagé entre juifs et arabes :

« L’État binational est une fausse bonne idée, vu qu’on l’agite en disant vous voyez qu’on n’arrivera pas à faire les deux États, donc pourquoi pas l’Etat binational. Sauf que, l’Etat binational existe déjà, mais sous une forme non avouée. On a un État binational avec une domination israélienne sur la population palestinienne et manifestement ce n’est pas une solution ni pour les uns ni pour les autres. »

Ensuite celle « d’une question palestinienne une fois pour toute enterrée » :

« Ce mythe a volé en éclat, tragiquement, à la face du monde en automne dernier [le 7 octobre] »

A mon sens, ces deux questions sont intimement liées.

Benyamin Netanyahou n’a jamais expliqué comment il entendait sortir de l’impasse. Il ne veut pas, depuis toujours, d’un Etat palestinien.

Déjà en 1984, 12 ans avant de devenir premier ministre pour la première fois ; il est ambassadeur d’Israël auprès des Nations unies à New York. Et il dit son opposition à un Etat palestinien. <Il a été filmé>.

S’il ne veut pas d’un État palestinien que reste-t ‘il ? Un Etat binational !

S’il est démocratique, la souveraineté est partagée, il n’y a plus d’État juif. Inacceptable pour les israéliens !

Donc s’il est binational et juif, cela devient un Etat d’apartheid dans lequel les juifs exercent le pouvoir et les palestiniens sont des citoyens de seconde zone. Inacceptable pour le reste du monde !

C’est pourquoi Netanyahou a voulu rester dans l’ambigüité et le statu quo, c’est-à-dire un état binational qui ne dit pas son nom et qui prétend que la question palestinienne n’existe plus. Il ne reste plus qu’à trouver la voie de la paix avec les Etats arabes, via les accords d’Abraham. Les gouvernements arabes écartant avec la même désinvolture et le même cynisme la question palestinienne. C’est cette stratégie qui a volé en éclat le 7 octobre 2023, selon l’expression de Jean-Pierre Filiu.

Dans la suite de l’émission il développe les trois forces de l’un et les trois faiblesses de l’autre.

Les trois forces d’Israël sont :

  • Le sionisme chrétien
  • Un pluralisme de combat
  • Une stratégie du fait accompli

La première force d’Israël, est selon l’historien, de manière surprenante « un sionisme historiquement chrétien » :

Voilà ce qu’il écrit dans son livre :

« « Le sionisme, en tant que mouvement prônant le rassemblement du peuple juif sur la terre d’Israël, a été historiquement chrétien avant que d’être juif. Cette réalité aussi méconnue que déroutante a représenté un formidable atout pour l’implantation juive en Palestine, malgré la résistance pourtant précoce de la population locale. Le courant évangélique du protestantisme anglo-saxon considère […] tant que le peuple juif n’y [en Palestine] a pas accompli son supposé destin, ouvrant ainsi la voie à l’établissement du Royaume de Dieu. Cette obsession eschatologique conforte le soutien des autorités britanniques au projet sioniste en Palestine, puis celui des Etats-Unis au jeune Etat d’Israël. […] Le sionisme chrétien devenu progressivement un acteur central de la politique américaine, joue un rôle déterminant dans le sabotage du processus de paix israélo-palestinien. C’est enfin lui qui encourage Donald Trump à porter les coups les plus sévères jamais infligés à la légitimité même de la cause palestinienne. »
« Comment la Palestine fut perdue » page 18 et 19

Et il ajoute dans l’émission de France Inter :

« C’est une force qui s’est imposée. D’abord dans l’évangélisme anglo-saxon et qui a littéralement façonné l’imaginaire de décideur protestant, qui d’une certaine manière était plus sioniste que les sionistes. En tout cas, il y a une antériorité chronologique incontestable. Et je reproduis une carte très frappante du révérend Busch, en 1844, […] carte de Palestine, sans palestiniens, avec les tribus d’Israël. C’est antérieur d’un demi-siècle de « L’Etat des juifs de Theodor Herzl ». »

Dans un article de « l’Obs » : <La solution à deux Etats est d’une urgence existentielle> il précise :

« Pour résumer, cette mouvance évangélique a lié son salut individuel et collectif au « retour » du peuple juif sur « sa » terre. L’imprégnation biblique du gouvernement britannique a notoirement pesé en faveur de la déclaration Balfour de 1917, à laquelle s’est opposé en vain Edwin Montagu, le seul ministre juif de ce cabinet. »

Selon lui, la déclaration Balfour, c’est-à-dire l’appui que donna le gouvernement britannique à l’implantation, en Palestine, d’un foyer national juif, n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas eu des membres éminents du gouvernement britannique, dont Lord Balfour, qui partageait cette vision biblique du retour des juifs dans leur antique patrie.

Pour la situation actuelle, il est établi que les évangéliques, cette mouvance fondamentaliste des protestants, ont pris une importance capitale à l’intérieur du Parti républicain et sont les principaux soutiens de Trump.

Trump recueille 81% du vote des évangéliques blancs mais que 25% du vote juif. Le Likoud et Netanyahou sont soutenus essentiellement par ces évangéliques et beaucoup moins par la communauté juive.

Ces évangéliques croient en la fin des temps, c’est la vision eschatologique, et lient cet évènement au retour des juifs à Jérusalem. Dans leur croyance, ces juifs doivent d’ailleurs se convertir, avant l’acte final, au christianisme sous peine d’être définitivement éliminé. Ils sont antisémites mais Israel occupe une importance essentielle dans leur croyance étonnante pour nos yeux de français incrédules.

<Cet article du Monde de 2020> donne les éléments suivants :

« On estime qu’il y a environ 95 millions d’évangéliques aux Etats-Unis, tous groupes confondus. Cela inclut les évangéliques charismatiques, qui sont les plus fervents soutiens de Donald Trump, lesquels représentent 12 à 15 % de la population américaine [Mais leur taux de participation aux élections est très supérieur à la moyenne américaine] ….

Les visions eschatologiques [relatives à la fin des temps] et millénaristes sont très ancrées chez ces chrétiens. Un sondage de 2017 indique que 80 % des évangéliques américains croient au retour prochain du Christ et qu’ils sont convaincus que la création de l’Etat d’Israël en 1948 en est un signe annonciateur. »

Il y a donc une gradation, parmi eux, dans les croyances extrémistes. Mais parmi ces 95 millions, la croyance en la fin des temps et dans le rôle d’Israël dans cet heureux dénouement de notre humanité (selon eux) est proche de l’unanimité (4 sur 5).

J’irais plus vite sur les deux autres forces :

Un pluralisme de combat : C’est-à-dire la capacité du mouvement sioniste d’accueillir en son sein, des tendances contradictoires, mais avec cette dynamique de combat qui ont conduit à ce qu’il y a toujours eu unité dans les moments essentiels ou existentiels de l’histoire du sionisme et d’Israël.

Une stratégie du fait accompli :

« C’est le fait de ne jamais donner l’objectif final. […] Cela a permis de manière très intelligente, pas forcément consciente mais plutôt dans le cadre d’un mécanisme de survie et de mobilisation collective de ne [rater aucune occasion d’avancer], d’abord le foyer national juif, l’Etat juif en 1947, l’occupation des territoires en 1967, et aujourd’hui Netanyahou refuse de dire ce qu’il veut faire de Gaza. »

C’est à la fois une stratégie pour avancer ses pions et puis une fois une position acquise ne jamais reculer.

Ce sont donc ces trois forces, qui selon Jean-Pierre Filiu ont permis le développement du sionisme et de l’Etat d’Israël.

En face, il y a les trois faiblesses palestiniennes :

1 L’Illusion de la solidarité arabe. Les palestiniens pensaient qu’ils pouvaient compter sur le soutien arabe, or ce soutien des pays et des gouvernements arabes leur a le plus souvent été refusé. Il y eut même des guerres atroces entre pays arabes et le nationalisme palestinien : La Jordanie ou la Syrie des Assad ont fait la guerre aux palestiniens et leur ont causé des pertes énormes. Encore aujourd’hui, ils protestent contre la réaction d’Israël à Gaza, mais n’exercent aucune action concrète pour tenter de faire pression contre Israël.

2 La dynamique factionnelle du nationalisme palestinien. Contrairement au pluralisme de combat sioniste, les palestiniens se sont toujours affrontés en leur sein entre familles, entre clans au détriment de leur combat nationaliste.

3 l’incapacité de la communauté internationale de faire respecter le droit international par l’Etat d’Israël. Nous sommes dans ce que l’on appelle les deux poids, deux mesures.

Dans l’article de l’Obs, Jean-Pierre Filiu esquisse une porte de sortie de la violence :

« C’est précisément l’épouvante actuelle qui confère à la solution à deux Etats un caractère d’urgence pratiquement existentielle. Les deux peuples ne peuvent plus être laissés face à face sous peine de s’entraîner l’un l’autre dans une spirale destructrice où chaque affrontement sera plus effroyable que le précédent. Le conflit israélo-palestinien n’est pas un jeu à somme nulle où les pertes de l’un se traduisent mécaniquement en gains pour l’autre, puisque Israël a connu la pire épreuve de son histoire au moment même où le rapport de force en sa faveur était écrasant.

Et s’il y a une leçon à tirer de l’échec du processus de paix de 1993-2000, c’est qu’il faut travailler d’emblée sur le statut final, sans période intérimaire, et avec une implication internationale à la fois volontariste et équilibrée. L’Union européenne a un rôle majeur à jouer en tant que puissance de normes et de droit dans un conflit qui a plus que jamais besoin de normes et de droit pour être réglé. Mais soyons clairs, ce processus de paix, même s’il est couronné de succès, ne fera que négocier les conditions de la défaite palestinienne. Et seule la solution à deux États permettra à Israël de se proclamer enfin vainqueur. D’où le sous-titre de mon livre « Et pourquoi Israël n’a pas gagné ». »

Je vous redonne le lien vers l’émission de France Inter : <La défaite palestinienne est claire, elle est écrasante>.

L’article de l’Obs : <La solution à deux Etats est d’une urgence existentielle>

Il y a aussi une émission de Mediapart du 8 février dont Jean-Pierre Filiu était l’invité : < Israël est en train de détruire Gaza sans détruire le Hamas >

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Lundi 5 février 2024

« Le murmure »
Christian Bobin

« Le murmure », c’est un son délicat, mais c’est aussi le nom que l’on donne aux grands rassemblements d’oiseaux dans le ciel, où ils forment des masses compactes et mouvantes au crépuscule.

Cette mystérieuse faculté que possèdent les oiseaux à évoluer, en groupe immense, de manière harmonieuse, sans jamais se cogner, tout en changeant de direction est fascinante.

Je me souviens que lors d’un entretien avec Jacques Chancel, Herbert von Karajan parlait du murmure des oiseaux pour expliquer comment se passe les inflexions : les changements de tempo et de nuances au sein d’un orchestre symphonique composé seulement d’une centaine d’individus. Il expliquait que le groupe était suffisamment en harmonie pour que ces évolutions soient immédiatement perçues par tous, de sorte qu’ils agissent en symbiose.

Le réalisateur hollandais Jan Van Ijken nous apprend dans un documentaire que les formations d’oiseaux ne sont pas dirigées par un seul individu mais bien par tout le groupe. Quand un des individus change quelque chose, les autres réagissent instantanément quelle que soit la taille du murmure. L’information circule dans le groupe quasi sans dégradation.

« Le murmure » est l’ultime livre écrit par Christian Bobin.

Il est paru le 1er février 2024. Le 2 février j’avais fini de le lire, mais certainement pas d’y revenir, maintes et maintes fois.

Le 2 octobre 2022, un Christian Bobin lumineux et semble t’il en forme, était l’invité du « Grand Atelier » de Vincent Josse sur France Inter : « Nous existons si peu, c’est un miracle que cette larme dans les yeux »

La Médiatrice de France Inter a mis en ligne la réaction de quelques-uns des auditeurs qui se sont exprimés suite à cette émission.

J’en citerai deux :

« Quel bonheur cette émission d’aujourd’hui ! D’un seul coup on grandit, on vibre à ses paroles, on est ému par son émotion, sa profondeur. Une interview comme celle-là nous rend plus intelligent. Bravo à Christian Bobin et sa poésie, sa spiritualité de la vie et merci à Vincent Josse de ces deux heures magnifiques ! J’en redemande ! Merci merci !»

« Ahhhh Monsieur Josse, comme j’ai souri en vous entendant dire cette phrase qu’ici même j’envoyais à mon amie « Regarde, on va se prendre une rafale de joie ». J’avais cette sensation d’être parmi vous. Un grand merci pour ce beau rendez-vous, Christian Bobin est une lueur sur tant de chemins !!! »

J’ai réécouté cette émission, ce dimanche, pendant ma marche quotidienne et je me suis dit qu’il faudrait l’écouter chaque fois qu’on n’est pas bien, c’est plus puissant et moins nocif que tous les antidépresseurs.

Quelques jours après cette émission, Christian Bobin a été attaqué par la maladie foudroyante qui allait l’emporter le 23 novembre 2022.

Christian Bobin a fini son existence terrestre, à l’hôpital de Chalons sur Saône, allée Saint Jean des Vignes.

Il avait commencé son livre en juillet, mais c’est sur son lit de souffrance de l’hôpital qu’il l’a continué, et pour la fin il l’a dicté à sa compagne devenue son épouse la poétesse Lydie Dattas auquel le livre est dédié. Ce livre est bien plus : une ode à leur amour partagé.

Lydie Dattas avec l’éditrice Gabrielle Lecrivain ont finalisé cet ouvrage dont l’exergue initial est :

« Rien est le tout de ce que je sais »

Lydie Dattas a accepté une interview très émouvante sur le site de « la Tribune » : « J’ai vécu avec un ange, Christian Bobin » .

Lydie Dattas est, elle-même, une poétesse reconnue par ses pairs. Elle déclare dans la Tribune :

« A l’instant où j’ai connu Christian Bobin, je suis devenu sa disciple. J’ai tout de suite vu que j’avais à faire à tellement plus grand que moi. »

Lydie Dattas confirme ce que révèle la quatrième de couverture : « Commencé chez lui, au Creusot, en juillet 2022, poursuivi sur son lit d’hôpital durant les deux mois précédant sa mort, le murmure appartient à ces œuvres extrêmes écrites dans des conditions extrêmes. »

Quand le journaliste lui demande si elle l’a encouragé dans cette aventure inouïe :

« On n’encourage pas le tonnerre à tonner, ni le rossignol à chanter. Il chante tout seul. Ma seule action dans cette affaire, ça a été de noter, parfois à la vitesse de la lumière, une phrase, une parole ou une correction. Parfois en direct, parfois au téléphone. Dans une telle aventure divino-humaine (le fond poétique indestructible du vivant), où la mort peut survenir à chaque instant, il ne peut être question de plans, de désirs, de souhaits : le verbe arrive et il faut juste être à la hauteur de son sens. Malgré sa taille modeste, ce livre restera comme le grand œuvre de Christian Bobin. »

Dans ce livre, il est question d’art, il cite une dizaine de fois le grand pianiste russe Grigory Sokolov, qu’il a découvert tardivement.

Il est question de sa maladie, qui s’adresse à lui :

« Et de paix ! S’exclama la maladie. Sais-tu seulement de quoi tu parles ? Il ne s’agit pas de cesser d’écrire, malheureux ! Regarde : je les ai fait venir pour toi mes auxiliaires : quatre douleurs pour y voir clair. Une guerre pour l’âme, une pour le poumon, tout ! Ils t’apporteront lumière, non ténèbres ! Rien de plus éloigné de la mort ! Bon dit la maladie en claquant des doigts pour rameuter sa troupe : en route ! Nous avons encore du chemin à faire. Je reviendrai. Le message est clair. […]
Si ce livre devrait être le dernier, alors il faudrait qu’il soit le plus jeune de tous ceux que j’ai écrits. »
Le Murmure page 19

La gravité, on la comprend dans ce dialogue avec le médecin :

Le médecin entre dans ma chambre, mon dossier dans les mains, et me dit doctement contrarié : « Je ne sais pas qui vous êtes, mais c’est complétement anormal. Avec ce que vous avez, vous devriez être terrassé ! ».
Le Murmure page 47

Tous les médecins n’ont pas cette brutalité, mais nous, je veux dire nous qui fréquentons assidument les disciples d’Esculape, avons tous rencontré ce que j’appelle « des techniciens » qui ont dans leur tête les protocoles et des tableaux statistiques, mais ont oublié de cocher la case « humanité »…

Christian Bobin lui répond dans son livre :

« Ce spécialiste ne connaît pas les ressources des bébés. Je n’ai pas de ruse. Moi j’arrive sur mes jambes de 4 ans – et je cause. Je saute à pieds joints dans toutes les flaques de découragement qui sont devant moi et je les change en étincelles. »

Et il continue par un mot plus piquant, car Bobin est bienveillant et gentil, mais il n’est dupe de rien et voit aussi l’ombre des choses :

« La sensibilité s’est retirée du monde. Elle a laissé la place à la précision. Si j’étais la lune, je commencerais à faire mes valises… »

Il y a aussi ce moment où le lecteur se dit il est vraiment trop …

« Il pleut… Sur mon lit d’hôpital, je mange un plat incomestible entre un mourant et une vitre en larmes. Ensuite, j’écris ce petit billet pour la cuisinière : « Chère cuisinière, je viens de finir mon assiette : c’était absolument délicieux. Peut être seulement un tout petit peu froid… ».
J’ai un frisson d’ange. Nous ne sommes que rarement les auteurs de nos actes. »
Le Murmure page 35

Mais la critique suit :

« Si seulement on pouvait s’occuper des malades et des pauvres comme leurs majordomes s’occupent des riches… »

Et il finit par cette analyse sur ceux que notre président, lors de la pandémie, a décrit comme les indispensable de notre société :

« C’est grâce à l’insomnie des mères consolant un enfant dévoré par les diables de la nuit ou à un balayeur aidant ici ou là un trottoir à mieux respirer – oui : c’est grâce à ce genre de service que les ténèbres n’ont pas encore refermé définitivement leurs bras sur les humains. Écrire est ce genre de service. »

Mais ce n’est pas la maladie qui a la première place dans ce livre :

« J’écris pour vous construire un nid. Il fait trop froid dehors. »
Le Murmure page 34

C’est un hymne à la nature et tant d’autres choses

« Le Temps est venu d’être félicité pour ce qu’on n’a pas fait, pour ce qu’on n’a pas détruit, pour notre amour des fleurs sauvages, qui avec les cris du cœur ont seule puissance de nous guérir.
Fie-toi aux fleurs ! Toute fleur est une goutte de courage, une transfusion de couleurs dans nos veines flétries de ne croire qu’aux ténèbres. »
Le Murmure page 119

C’est un livre à lire, je ne peux dans ce mot du jour que picorer quelques bribes.

Mais je voudrai partager la fin de ce livre, car c’est un livre sur la mort et sur l’amour :

« Je suis au bout du langage. La poésie n’est rien, l’écriture n’est rien, la musique n’est rien. Mais ce qui n’est rien ignore la mort. Les larmes et les sourires sans cause survivent à la fin du monde. On va vers des jours extraordinaires.

Nous ne descendrons pas l’escalier de tristesse. Plus vite que la vie et plus vite que la mort, je te retrouverai TOI . Nous tourbillonnerons dans la lumière.
Le vol magique des étourneaux, seconds violons du ciel. Quand ils rencontrent un obstacle – comme d’un roc qui dépasse d’une rivière-, ils scindent en deux cette masse de grâce sans se heurter, vite recomposent leur amitié après le franchissement de l’épreuve. Cette passe s’appelle « le murmure ».
Quand tu mourras notre amour se recomposera. Il se recomposera dans le ciel rouge, comme le murmure des étourneaux après le franchissement de l’obstacle.
Sur le roc de la mort nous serons deux présences éternelles. Dieu n’éteindra jamais nos yeux qui voyaient. »

Et puis vient la toute dernière page avec une seule phrase.

L’éditrice Gabrielle Lecrivain a expliqué que la page manuscrite, toujours écrite à la main, était entièrement noire, car elle avait été intégralement écrite mais barrée à l’exception de cette phrase :

« Nous serons deux enfants réenfantés »

Après leur rencontre, Lydie Dattas et Christian Bobin se sont installés, en 2005, dans une maison isolée, au lieudit Champ-Vieux, à la lisière du bois de Saint Firmin, à une dizaine de kilomètres du Creusot. Dans <cet article de blog>, il est question de ce lieu enchanteur. Cette maison, ils l’ont abandonnée, pour vivre au Creusot, lorsque l’état de santé de Christian Bobin s’est dégradé. Et, Lydie Dattas finit l’article de la Tribune ainsi :

« Récemment, pour la première fois, je suis retournée à Champ-Vieux où nous avons vécu. Il neigeait. La maison et la clairière étaient toutes blanches. C’était beau à pleurer. J’ai pensé : « J’ai vécu au paradis avec un ange. Pourquoi ai-je eu ce privilège ? Personne ne mérite un tel bonheur. »

<1789>

Mercredi 31 janvier 2024

« Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent. »
Cécile Coulon, début de son livre « La langue des choses cachées »

Ce livre « La langue des choses cachées » commencent ainsi :

« Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements : leurs mains caressent et déchirent, rendent la peau si douce qu’on y plonge facilement des lances et des épées. Rien ne les effraie sinon leur propre mort, leurs doigts sont plus courts que ceux des grands singes, leurs ongles moins tranchants que ceux des petits chiens, pourtant ils avilissent bêtes et prairies, ils prennent les rivières, les arbres et les ruines du vieux monde. Ils prennent, oui, avec une avidité de nouveau-né et une violence de dieu malade, ils posent les yeux sur un carré d’ombre et, par ce regard, l’ombre leur appartient et le soleil leur doit sa lumière et sa chaleur. Ils se nourrissent des légendes qui font la terre ronde et trouée, le ciel bleu et fauve, ils construisent des villes géantes pour des vies minuscules et la haine de cette petitesse les pousse à toutes les grandeurs. En amour, ils ne comprennent rien aux secousses du cœur et du sexe, ils tentent de les apaiser, leurs forces sont fragiles, leurs corps mal préparés aux tempêtes des sentiments. Ils ont trouvé un langage pour tout dire ; avec ce trésor, ils s’épuisent à convaincre qu’ils sont les chefs, les puissants, les vainqueurs.

Qu’importe qu’ils violent des femmes, des enfants, des frères ou des inconnus, qu’importe qu’ils vident des océans et remplissent des charniers, tout est voué à finir dans un livre, un musée, une salle de classe, tout sera transformé en statue, en compétition, en documentaire. Alors, qu’importe qu’ils incendient des bibliothèques, des villages et des pays entiers, qu’ils martyrisent ceux qu’ils aiment, il faut pour vaincre tout brûler, et regarder les flammes monter au-dessus des forêts jusqu’à ce qu’elles forment sous l’orbe des nuages de grandes lettres illisibles. Qu’importe qu’ils passent sur cette terre plus vite qu’un arbre, une maison, une tortue ou un rivage, ils sont si beaux, avec leurs yeux pleins d’amour et leurs mains pleines de sang, ils sont si beaux, avec leurs corps comme des brindilles, ils se tiennent droit, ils imitent les falaises, ils se croient montagnes ou sommets, ils sont si beaux dans leur soif capable de tarir les sources les plus anciennes, ils sont si beaux dans la timidité du premier baiser, cela ne dure qu’une seconde mais après ils ne seront plus jamais grands. Oui, c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent.

Au milieu de cette foule aveugle, titubante, certains comprennent les choses cachées.»

A l’origine de mon intérêt pour ce livre se trouve un extrait de « la Grande Librairie » que Florence a partagé sur un réseau social : <Cécile Coulon Lit>.

J’ai, ainsi, entendu Cécile Coulon lire le début du prologue de son dernier livre, accompagné par le violoncelle de Victor Julien-Laferrière interprétant un chant de Noël traditionnel catalan : « Le chant des oiseaux »

J’ai trouvé tant de force et de poésie dans cette déclamation de Cécile Coulon que je suis allé visionner l’intégralité de l’émission de la Grande Librairie du 10 janvier 2024 dans laquelle elle intervenait.

Émission très intéressante, comme toujours, dans laquelle Cécile Coulon irradiait de passion, d’intelligence et de lumière.

Alors, je suis allé acheter ce livre de 130 pages. Je l’ai ouvert, j’ai commencé par le prologue.

J’ai d’abord constaté que la déclamation qu’avait faite Cécile Coulon à la grande librairie n’était pas exactement le texte écrit. Il semblerait qu’elle ait prononcé le texte de mémoire, en réalisant quelques petits écarts avec ce qui était écrit.

Pour ma part, dans l’élan de la lecture j’ai continué et terminé sans m’interrompre.

Le récit, mais aussi le style et la poésie m’ont entrainé jusqu’à la fin, sans passer par la case pause.

L’Histoire est celle d’un guérisseur qui est appelé par les gens d’un village pour soigner un enfant malade.

En réalité, c’est sa mère qui est appelée, mais elle n’a plus la force de se déplacer, alors elle envoie, pour la première fois, son fils, qu’elle a initié, réaliser la mission de guérir.

On appelle cette mère ou son fils quand on ne sait plus quoi faire, que même les médecins sont démunis.

Cécile Coulon avoue dans l’émission « Les Midis de Culture » du 26 janvier 2024 <On n’arrivera jamais au bout du langage, c’est sa grande beauté>, sa fréquentation de semblables pratiquants « des soins archaïques », selon l’expression utilisée dans le livre :

« Ils ont une mission. On y croit beaucoup. Quand je dis qu’on ne comprend pas, c’est qu’on a du mal à expliquer exactement, comme on expliquerait un processus médical […] Étant donné que je suis quelqu’un qui va beaucoup plus souvent voir ce genre de personnes que mon médecin traitant […], j’y crois et je m’y sens bien, je me sens rassuré et en sécurité ».

Cette famille de guérisseur est particulièrement extraordinaire dans ses dons de percevoir ce qui n’est pas dit, caché. Il suffit au fils d’entrer dans une pièce pour sentir des choses graves qui se sont passées dans cette pièce des mois ou des années auparavant.

C’est tellement extraordinaire qu’il ne peut s’agir d’un guérisseur que Cécile Coulon a rencontré.

C’est pourquoi Louis Henri de la Rochefoucault, dans « Lire Magazine » décrit ce livre ainsi :

« Un court conte intemporel »

C’est un conte et il est hors du temps, on ne sait pas à quelle époque se déroule cette histoire.

En revanche, le temps du roman est déterminé : tout le récit se passe au cours d’une seule nuit.

Le guérisseur, en dehors de ses dons de guérir, connait aussi la langue des choses cachées.

Cécile Coulon explique dans la grande Librairie :

« La langue des choses cachées ce sont tous les mots qui ne sont pas dits. Tout le langage qui existe dans le silence. C’est une langue qu’on apprend quand on regarde les gens et qu’on décide de se taire. Et qu’on essaye de comprendre ce qui se cache derrière les conversations, ce qui se cache derrière les maisons, dans le corps, sous les corps. Et je crois qu’apprendre la langue des choses cachées, c’est aussi la capacité d’être ouvert et attentif à tout et à tous. »

L’écriture est poétique mais répond aussi à une sorte d’urgence, de frénésie que l’autrice explique ainsi :

« J’ai écrit cette histoire dans un état hypnotique, bouillonnant, fiévreux. Je voulais raconter ce que sont ces lieux, ces endroits sans lois inscrites, sans rien si ce n’est une église et un pont, flanqués de quelques maisons. Je voulais écrire que plus on cache un événement, plus il persiste à travers les générations suivantes. Je suis partie d’un lieu tenu par deux familles et un homme d’Église, j’ai voulu qu’en une seule nuit, dans ce hameau, tout soit défait, jusqu’aux entrailles, jusqu’au sang. »

C’est un conte cruel, un conte dur.

Il est question de violence sociale, de violence qu’on fait aux femmes et aux enfants.

Et il se termine avec une rupture de comportement entre l’action du fils et l’apprentissage que lui a donné sa mère.

Et, vous risquez à la fin du roman, si vous le lisez, d’avoir le même questionnement que moi : Faut il agir comme la mère : se contenter de soigner et éviter d’ajouter du désordre dans la société, ou comme, le fils, au risque du chaos, ne pas laisser les choses en l’état ?

<1788>

Vendredi 19 janvier 2024

« La chute infinie des soleils. »
Pièce de théâtre écrit par Elemawusi Agbedjidji

Avec Annie nous sommes allés, le 17 janvier, au Théâtre des Célestins, à Lyon, voir « La Chute infinie des soleils », écrite et mise en scène par Elemawusi Agbedjidji. Cette pièce sera jouée jusqu’au 27 janvier.

C’est un spectacle qui mêle le récit d’un naufrage, au XVIIIème siècle, avec celui d’un étudiant étranger, en France, qui tente de démontrer à un jury incrédule, lors d’une épreuve universitaire que cette histoire ancienne mérite d’être racontée et étudiée, parce qu’elle parle de nous et de notre humanité. La pièce mêle vérités historiques et fictions.

La scénographie est épurée et seul deux comédiens un homme et une femme se trouvent sur le plateau.

Avec une grande sobriété de moyens, la pièce de théâtre touche juste, et « tape avec le cœur sur le cœur » selon une expression de Christian Bobin.

Le récit historique nous apprend que dans la nuit du 31 juillet au 1er août 1761, une frégate, de la Compagnie française des Indes, « L’utile » fait naufrage près d’une minuscule ile qui s’appelait alors « l’ile des sables », elle porte désormais le nom d’« île de Tromelin »

Elle a une superficie de 1 km², le tour de l’île fait 3,7 km et le point culminant se situe à 7m au-dessus du niveau de la mer.

Elle se situe dans l’Océan Indien et se trouve à 436 km à l’est de Madagascar et à environ 560 km au nord des îles de La Réunion et de Maurice

A cette époque, la France et l’Angleterre se combattent au cours de la « guerre de Sept Ans »..

La frégate Utile a été envoyée à Madagascar pour ravitailler les colonies.

Le navire a notamment pour mission de ravitailler l’île Maurice qui portait alors pour nom « l’île de France ». Cette île affronte une sévère famine en raison de la surpopulation d’esclaves. Pour cette raison, le gouverneur Antoine Marie Desforges-Boucher interdit temporairement leur commerce sur les terres qu’il administre (les îles de France et Bourbon, actuellement Maurice et La Réunion).

Mais ce trafic rapportant des sommes considérables, des marins se mettent à leur compte.

Ainsi le capitaine de l’Utile, Jean de La Fargue, malgré l’interdit, fait embarquer 160 esclaves malgaches afin de les revendre à Rodrigues pour sa fortune personnelle.

Ce trafic explique non seulement la route empruntée par le marin français (beaucoup plus au nord que la voie connue), mais aussi sa volonté d’expédier son chargement au plus vite, quitte à risquer le naufrage. Il navigue de nuit.

« La Libre Belgique » a consacré une page documentée sur ce drame

« Nous sommes le 31 juillet 1761, il est 22h20. La nuit est noire, la mer houleuse. Seuls quelques officiers et l’homme de barre sont encore sur le pont de l’Utile […]. Malgré les conditions de navigation difficiles, le bateau suit les ordres du capitaine, Jean de Lafargue, et fait route vers l’est. Le matin-même, une dispute avait éclaté entre le capitaine et son second, Barthélémy Castellan du Vernet, au sujet de la direction à prendre. Chacun, muni d’une carte différente, redoutait de passer trop près de l’Ile des Sables, un îlot d’un kilomètre carré dont la position n’était pas connue avec certitude. Buté, le capitaine Jean de Lafargue avait refusé d’écouter son second. Il en était sûr : la carte fournie par la Compagnie française des Indes Orientales était plus précise que celle, plus récente, dessinée par un vieux loup de mer. Le capitaine avait donc tué toute mutinerie dans l’œuf en déclarant d’un ton autoritaire que le cap resterait inchangé. […] »

Le navire va se fracasser contre la barrière de corail qui entoure l’île :

« En quelques secondes, des cris se firent entendre. Des hurlements de désespoir venant aussi bien des hommes d’équipage de toutes nationalités que des esclaves noirs, enfermés dans les cales du navire, piégés derrière des portes clouées. Castellan se mit aussitôt à distribuer des ordres. Son but : garder son bateau à flot jusqu’à ce que le soleil se lève. Durant dix longues heures, il fit son possible pour l’empêcher de tanguer. Malheureusement, il ne pouvait lutter contre les forces de la nature. Aux alentours de huit heures du matin, le 1er août 1761, le navire se brisa en deux, jetant à la mer des hommes désespérés, Blancs et Noirs, pour la plupart incapables de nager. Beaucoup périrent noyés ou déchiquetés contre les rochers. Mais, comme une lumière au bout du tunnel, l’un d’eux aperçut une minuscule île. A peine eut-il crié « Terre en vue » que tous les survivants usèrent leurs dernières forces pour rejoindre les côtes. Cette île de sable qui avait tant effrayé l’équipage et qui les avait fait sombrer était maintenant devenue leur seul espoir de survie.

Durant cette catastrophe, personne ne vit le capitaine Jean de Lafargue, dont l’Histoire nous apprendra qu’il était resté caché dans les toilettes du navire, sans doute occupé à se demander comment tout cela avait pu arriver. Plusieurs facteurs pouvaient en effet expliquer ce naufrage mais, à chaque fois, le capitaine avait sa part de responsabilité. Ainsi, si le bateau avait respecté sa mission de départ, il n’aurait même jamais emprunté cette route chaotique.  »

Sur les 140 membres d’équipage, 18 périssent avant d’atteindre la rive, il en reste donc 122.

Pour les esclaves noirs le bilan est beaucoup plus catastrophique, sur les 160 qui se trouvaient sur le bateau, il n’y a que 88 survivants. Comme l’Utile n’est pas taillé pour le transport d’esclaves, les cales sont clouées chaque soir pour éviter toute révolte. Cette nuit-là, les prisonniers ne doivent leur délivrance qu’à la violence de la houle, qui brise le pont du navire en même temps que les portes de leurs geôles.

Le capitaine a sombré dans la folie, il est incapable d’organiser le sauvetage. C’est désormais son premier lieutenant, Barthélémy Castellan du Vernet, qui mène les opérations. Après une brève reconnaissance de l’île, ce dernier s’aperçoit que la terre qu’il foule n’abrite ni arbre ni eau douce. L’épave de l’Utile représente quasiment l’unique ressource de l’île. Durant les trois premiers jours, le rationnement décrété par les Français entraîne le décès d’une trentaine d’esclaves, privés d’eau potable.

« Au bout de quelques jours, les survivants entament la construction d’un puits de 5 mètres de profondeur qui leur offrira de l’eau saumâtre, de l’eau de mer dont la majorité du sel est filtré par le corail. Une fosse commune est également creusée afin d’y enterrer les corps des Noirs morts de soif. »

Le lieutenant aura l’idée de construire un bateau pour sortir de cet enfer. Il sera construits en 57 jours par une équipe essentiellement composée par les esclaves venues de Madagascar.

Mais il était trop petit pour emmener tout le monde.

Qui va partir ?

Question naïve : les blancs, ceux qui n’avaient pas participé à la construction du bateau de secours.

Castellan promet aux noirs de venir les rechercher.

Ils vivront, mourront et certaines survivront pendant 15 ans, le temps qu’un bateau vienne les chercher.

Dans le texte de la pièce de théâtre, l’auteur met les paroles suivantes dans la bouche de l’actrice :

« Cela fait 4 018 tombés de soleils dans le lointain depuis que le capitaine s’en est allé sur le dos de l’océan jusqu’à derrière la porte fine de l’horizon. 4 018 jours que l’espoir est né. Aujourd’hui, il s’est consumé dans la courbe infinie des couchers de soleil en même temps que tu quittais, nous quittais »

Pendant 15 ans, tous les jours ils ont vu le soleil se coucher sur cette ile inhospitalière.

D’où le titre de la pièce : « La chute infinie des soleils. »

Pour la défense du lieutenant, l’histoire retient qu’une fois sur la terre ferme, Castellan demande l’autorisation au gouverneur de l’île Maurice d’aller secourir les esclaves. Mais le gouverneur refuse d’affréter un bateau pour des esclaves qu’il leur avait interdit de transporter. Après plusieurs tentatives, Castellan renonce et décide de retourner en France. Tout le monde oublie ces naufragés, sans doute morts mais qui en fait attendent toujours du secours. Mais en 1773, un navire passant à proximité de l’île les repère et les signale de nouveau aux autorités de l’île de France. Un bateau est envoyé mais ce premier sauvetage échoue, le navire n’arrivant pas à s’approcher de l’île. Un an plus tard, un second navire, La Sauterelle, ne connaît pas plus de réussite. A partir de ce moment, il faudra encore trois ans pour organiser le sauvetage. Ce n’est qu’au bout de quinze ans le 29 novembre 1776, qu’un bateau viendra enfin les sauver pour de bon. Celui du chevalier de Tromelin qui donnera d’ailleurs son nom à cette île. Malheureusement, il ne trouvera vivants que sept femmes et un bébé de 8 mois.

<Wikipedia> nous apprend que

« En arrivant sur place, Tromelin découvre que les survivants sont vêtus d’habits en plumes tressées et qu’ils ont réussi, pendant toutes ces années, à maintenir un feu allumé grâce au bois provenant de l’épave, l’île étant dépourvue d’arbres. Les survivants sont recueillis par Jacques Maillart du Mesle, intendant de l’île de France, qui les déclare libres (ayant été acquis illégalement, ils ne sont pas considérés comme esclaves et n’ont donc pas à être affranchis) et leur propose de les ramener à Madagascar, ce qu’ils refusent, au motif qu’elles y seraient « esclaves des autres Noirs ». Maillart décide de baptiser l’enfant Jacques Moyse (Moïse), le jour même de son arrivée à Port-Louis le 15 décembre 1776 de renommer d’office sa mère « Ève » (alors que son nom malgache était Semiavou qui se traduit par « celle qui n’est pas orgueilleuse ») et de faire de même avec sa grand-mère qu’il nomme « Dauphine » d’après le nom de la corvette qui les a secourues. Le trio est accueilli dans la maison de l’intendant sur l’île de France. […]

Condorcet plaidant l’abolition de l’esclavage dans son ouvrage Réflexions sur l’esclavage des nègres, paru en 1781 sous nom d’emprunt, relate la tragédie des naufragés de Tromelin afin d’illustrer l’inhumanité de la traite »

Aujourd’hui, l’île Tromelin est une île de l’océan Indien administrée par la France au sein des îles Éparses de l’océan Indien, entité rattachée aux Terres australes et antarctiques françaises. Ces îles sont revendiquées par Madagascar, indépendant depuis 1960 et par l’ile Maurice, indépendant depuis 1968.

En 1947, l’île commence à intéresser les autorités françaises à des fins de météorologie tropicale pour la surveillance des cyclones tropicaux. La direction de la météorologie nationale française, suivant une demande de l’Organisation météorologique mondiale, installe le 7 mai 1954 une station météorologique permanente qui détruit les derniers vestiges des naufragés de Tromelin.

Premier président de la République à le faire, le Président Macron a visité, le 23 octobre 2019, la plus grande île de l’Archipel « La Grande Glorieuse » <pour parler de biodiversité> mais aussi pour répéter que ces îles sont la France :

« Ici c’est la France, c’est notre fierté, notre richesse. Ce n’est pas une idée creuse. Les scientifiques et militaires qui sont là le rappellent. La France est un pays archipel, un pays monde […] On n’est pas là pour s’amuser, mais pour bâtir l’avenir de la planète. Ce que nous préservons ici aura des conséquences sur les littoraux, y compris dans l’Hexagone. »

Cette déclaration <a fortement déplu> à Madagascar.

Mais, il faut comprendre que ces iles représentent une richesse économique considérable. Par exemple L’îlot Tromelin permet de revendiquer le contrôle de 280 000 km² de zone économique exclusive (ZEE), ce qui fait de la France l’État contrôlant le plus vaste espace maritime au monde avec, au total, 11,7 millions de kilomètres carrés de ZEE. Concrètement, la ZEE permet notamment le contrôle des droits de pêche et d’exploitation d’éventuelles autres ressources. Un enjeu de taille pour une telle surface.

Je ne connaissais pas cette histoire, mais elle a depuis de nombreuses années suscitée l’intérêt et divers travaux.

La première fût une expédition archéologique « Esclaves oubliés » menée par Max Guérout, ancien officier de la marine française et directeur des opérations du Groupe de recherche en archéologie navale et Thomas Romon, archéologue à l’Inrap, a lieu d’octobre à novembre 2006. L’expédition sonde l’épave de L’Utile et fouille l’île à la recherche des traces des naufragés dans le but de mieux comprendre leurs conditions de vie pendant ces quinze années.

Selon Max Guérout, chef de la mission, « En trois jours, un puits de 5 mètres de profondeur est creusé. Cela représente un effort considérable. » « On a retrouvé de nombreux ossements d’oiseaux, de tortues, et de poissons. » « L’arrivée de ces naufragés a dû causer une véritable catastrophe écologique pour l’île. »

Des soubassements d’habitations fabriquées en grès de plage et corail sont également mis au jour (les survivants transgressèrent ainsi une coutume malgache selon laquelle les constructions en pierre étaient réservées aux tombeaux. On retrouva aussi six gamelles en cuivre réparées à de nombreuses reprises et un galet servant à affûter les couteaux. Le feu du foyer est maintenu pendant quinze ans grâce au bois provenant de l’épave, l’île étant dépourvue d’arbres.

D’autres expéditions suivirent cette première.

Wikipedia nous apprend ainsi que cette histoire a inspiré le livre « Les Naufragés de l’île Tromelin » d’Irène Frain paru en 2009.

En octobre 2010, les éditions du CNRS et l’INRAP ont publié « Tromelin : L’île aux esclaves oubliés », un ouvrage scientifique destiné au grand public, rédigé par Max Guérout et Thomas Romon.

Parue en 2015, la bande dessinée Les esclaves oubliés de Tromelin de Sylvain Savoia raconte de façon croisée le naufrage et la vie des rescapés sur l’île Tromelin et l’expédition de fouille de 2010.

Il existe de nombreuses ressources sur Internet :

Deux vidéos d’une heure environ :

Un documentaire de 2013 de TV5 Monde <Les esclaves oubliés de l’île Tromelin>

    Une conférence du 18 février 2019 au Musée de l’homme : <Tromelin : Bilan des recherches archéologiques>

Et ces pages d’information :

« France Info » : «Tromelin, l’île des esclaves oubliés » une exposition au musée de l’Homme à Paris, en février 2019.

Un article très détaillé de « Ouest France » : « Le tragique destin des esclaves oubliés de l’île Tromelin »

« L’INRAP » : Un dossier thématique conçu en lien avec l’exposition « Tromelin, l’île des esclaves oubliés » présentée au Château des ducs de Bretagne – musée d’histoire de Nantes, du 17 octobre 2015 au 30 avril 2016.

« Geo » : <Tromelin : comment des esclaves naufragés ont survécu pendant 15 ans sur une île déserte>

Une page de « Radio France » : « L’histoire des esclaves oubliés de Tromelin en quelques images »

Il y a bien sûr la Page consacrée au spectacle du Théâtre des Célestins : <La chute infinie des soleils>

Le livre de cette pièce a été publié aux <éditions théâtrales>

<1787>

Lundi 8 janvier 2024

« Réfléchir c’est supporter le doute, car c’est précisément quand on ne supporte plus le doute que l’on cesse de réfléchir. »
Charles Pépin

« Réfléchir » est un verbe qui m’intéresse.

Je pense que j’essaie de réfléchir pour écrire les mots du jour.

Je suppose et j’espère que celles et ceux qui me font l’honneur de lire le mot du jour souhaitent aussi réfléchir.

Mais que veut dire « réfléchir » ?

Le premier sens de réfléchir, n’est pas de penser mais de renvoyer, comme le fait un miroir qui réfléchit.

Ce qui a permis à Jean Cocteau de faire un jeu de mots sur les deux sens :

« Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images. »
Le sang d’un poète, Jean Cocteau, 1930

Étymologiquement « réfléchir » vient du latin, « reflectere » qui signifie « courber en arrière, recourber; ramener »,

Le sens de « penser » est second et c’est un sens figuré comme ont peut le lire dans le dictionnaire de l’Académie française :

« Arrêter sa pensée sur un sujet, fixer sur lui son esprit, son attention pour le considérer plus avant.
Réfléchir à un problème, à une situation. Réfléchissez à cette proposition. J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit. Réfléchir sur sa vie. »

Pour le Littre il s’agit de :

« Penser mûrement et plus d’une fois à quelque chose. »

Ce dictionnaire de référence précise que :

« Le sens de penser, méditer, se rattache à l’expression latine reflectere animum, reporter son esprit sur quelque chose. »

Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais pour moi, toutes ces définitions ne nous permettent pas vraiment d’avancer sur la compréhension de ce verbe.

Le Larousse nous donne cependant quelques éclairages, non dans la définition qu’il donne : « Concentrer son attention sur une idée, une question » mais plutôt en donnant certaines citations sur ce verbe :

« Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. »
Émile Chartier, dit Alain (Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951) « Propos sur la religion, P.U.F. »

« Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir. »
Henri Poincaré (Nancy 1854-Paris 1912) : « La Science et l’hypothèse, Flammarion »

« Réfléchir, c’est déranger ses pensées. »
Jean Rostand (Paris 1894-Ville-d’Avray 1977) « Pensées d’un biologiste, Stock »

Heureusement, il y a Charles Pépin, né en 1973 à Saint-Cloud, philosophe et romancier.

Il a notamment écrit : « Les Vertus de l’échec » Allary Éditions, 2016. Et en 2023, il a publié « Vivre avec son passé ».

Et, le samedi matin à 8h50, sur France Inter, dans « La Question Philo » il répond aux questions que lui posent les auditeurs.

C’est une sorte de GPT humain, pour le replacer dans un contexte de compréhension contemporaine.

Pour les « vieux » il s’agit d’un exercice de philosophie qui essaye de répondre aux questions qu’on lui pose.

Une auditrice lui a posé cette question qui m’intéresse : « Qu’est-ce que réfléchir ? ».

Sa réponse m’a convaincu et c’est pourquoi je la partage aujourd’hui avec vous.

Si vous préférez l’écouter, il suffit de suivre le lien : < Qu’est-ce que réfléchir ? >

Il commence d’abord à donner les antonymes, c’est-à-dire ce que ne signifie pas réfléchir :

« Réfléchir n’est pas balancer son opinion, car « l’opinion est du genre du cri », écrit Platon dans le Philèbe, et réfléchir ce n’est pas crier, ce serait plutôt cheminer en silence ou, si ce n’est pas en silence, avec une forme de joie de penser qui exclut le cri et s’accommode de l’humilité, de la prudence…

Réfléchir n’est pas exprimer sa conviction car bien souvent nos convictions sont non réfléchies. […}

Réfléchir n’est pas vouloir avoir raison à tout prix, mais bien plutôt savoir reconnaître qu’on a tort.

Réfléchir n’est pas non plus crier son identité, et c’est bon de le rappeler aujourd’hui que chaque débat devient une polémique au cœur de laquelle chacun semble jouer son identité toute entière

Réfléchir n’est pas non plus chose purement intellectuelle, coupée du corps, des émotions et des affects car on réfléchit aussi, évidemment, avec son corps, et c’est pourquoi d’ailleurs, comme Socrate en son temps accompagnant ses interlocuteurs, on réfléchit très bien en marchant, on met sa pensée en mouvement en même temps que ses jambes. »

Et il cite alors Platon qui appelait, « réfléchir, penser », « un dialogue de l’âme avec elle-même. »

Et il dit enfin, de manière positive, ce que signifie pour lui réfléchir :

« Réfléchir, c’est revenir à soi comme le rayon qui se réfléchit sur le miroir, revenir à soi après avoir écouté d’autres arguments, d’autres points de vue, et faire résonner ce voyage au cœur de sa raison, de sa pensée

Dans réflexion, il y a donc résonner avec un “é” et pas simplement raisonner avec “ai”. Et c’est pourquoi, quand je réfléchis, je me sens vivant, vivant de m’ouvrir à d’autres avis que les miens, vivant de douter et surtout de supporter le doute, car c’est précisément quand on ne supporte plus le doute que l’on cesse de réfléchir et sombre dans l’idéologie, qu’Hannah Arendt définissait parfaitement comme l’enfermement dans la logique d’une idée : « idéologie, enfermement dans la logique d’une idée »

Réfléchir, c’est avoir en horreur l’idéologie autant que la certitude, bref tout ce qui est figé, mortifère, et voilà pourquoi on ressent lorsque l’on pense vraiment cette joie de penser qui est une expression de notre vitalité. Montaigne dans les Essais dit penser « par sauts et gambades », réfléchir c’est cela, des sauts et des gambades, des élans et des écarts, des ivresses et des retours en arrière, du concret à l’abstrait et de l’abstrait au concret »

Autrement dit, pour celles et ceux qui ont une explication unique du monde, (la lutte des classes, la culpabilité de l’Occident, nos difficultés provenant exclusivement des immigrés, des musulmans, des USA, des chinois etc…, et enfin toutes celles et ceux qui adhérent de manière exclusive à une croyance ou une religion) il ne leur est pas impossible de réfléchir, mais pour eux, c’est très compliqué.

J’ai entendu récemment un historien qui a affirmé qu’il y avait après la guerre des tenants de « la lutte des classes » qui ont nié la shoah à cause de l’argumentaire suivant : les allemands qui disposaient d’une main d’œuvre gratuite, esclave, ne pouvaient pas se priver de cette ressource pour des raisons économiques, en la tuant sans l’utiliser.

Et Charles Pépin continue :

« Réfléchir c’est rebondir, faire preuve de sens critique, être intranquille toujours, en éveil, réactif, et voilà pourquoi je crois toute vraie pensée est sceptique, voilà pourquoi je crois la vraie philosophie, celle qui est à l’extrême opposé de l’idéologie, est le scepticisme, et j’aurais même envie de dire : le scepticisme gai

Réfléchir, c’est assumer sa pleine humanité : nous sommes au monde, c’est déjà une bonne nouvelle, même si ce monde ne tourne pas rond, mais nous ne nous contentons pas d’être au monde – nous le questionnons, nous l’interrogeons, nous le pensons, car ce monde, et notre être au monde, ne vont pas de soi

Réfléchir, c’est enfin être ensemble, être ensemble jusque dans nos désaccords, et c’est bien en quoi réfléchir ne relève pas simplement d’une logique de l’opinion, car nos opinions nous opposent, tandis que réfléchir ensemble nous rapproche et nous rappelle ce que nous avons en commun : ce monde dont l’existence ne va pas de soi et cette raison curieuse, inquiète, intranquille, par laquelle nous essayons de le penser

Comment notre existence peut-elle être à la fois si miraculeuse et si douloureuse ? Réfléchir, ce n’est pas se prendre la tête mais prendre cette question à bras le corps et découvrir alors que nous n’avons pas besoin d’avoir la réponse pour nous trouver, tout contre cette belle question, au cœur même de la joie de penser, plus humains, et plus vivants »

Je ne pense pas que ChatGPT aurait donné réponse plus pertinente, sauf si cette IA était allée plagier la réflexion d’un humain philosophe qui pense, qui doute et qui considère la question plus essentielle que la réponse.

Je nous souhaite à tous de continuer à essayer de réfléchir ainsi.

<1786>

Vendredi 5 janvier 2024

« Mais, n’y a-t-il que les nazis pour fonctionner ainsi ? »
Boris Cyrulnik

L’année 2023 a été terrible pour sa violence, les guerres qui nous sont rapportées par les Médias.

Bien sûr des hommes cultivés pourront nous rappeler que ce n’était pas mieux avant.

Que le XXème siècle avec ses deux guerres mondiales, ses génocides contre les arméniens, les juifs, les tziganes, les tutsis, ses régimes exterminateurs nazis, staliniens, maoïstes, khmers rouges constituent, pour l’instant, une norme d’horreur insurpassable.

Mais il me parait essentiel de toujours revenir à l’Histoire pour essayer d’apprendre et comprendre, les mécanismes de la sortie des valeurs de l’humanisme.

En faisant les ménage dans ma boite courriels, je suis tombé sur un article de Boris Cyrulnik que j’avais envoyé en 2005 à quelques-uns de mes amis.

Je l’ai relu et j’ai perçu toute son actualité. C’est pourquoi, je partage cet article aujourd’hui. J’ai aussi été saisi par sa phrase de conclusion que j’ai utilisée comme exergue.

Boris Cyrulnik a écrit cet article dans le numéro 2097 du « Nouvel Observateur », paru le 13 janvier 2005.

Il s’agissait d’un numéro consacré aux 60 ans de la libération des camps nazis.

Parmi ces camps, la libération du camp de concentration d’Auschwitz a lieu le 27 janvier 1945. L’Armée rouge libère environ 7 000 survivants. Plus d’un million de victimes ont péri dans ce camp de concentration et centre d’extermination nazi.

Le titre de son article était : « Auschwitz : Les anges exterminateurs »

Le grand psychiatre n’était qu’un enfant quand ses parents ont été raflés à Bordeaux.

Ils ont disparu à Auschwitz. Lui-même arrêté, il a réussi à s’enfuir.

Soixante ans après, cette expérience continue de nourrir sa réflexion sur le nazisme. Et sur la nature humaine… :

« J’avais 6 ans et demi quand, une nuit, j’ai été arrêté par des inspecteurs français portant des lunettes noires. Les policiers m’ont poussé vers la porte où des soldats allemands constituaient avec leurs fusils une haie qui orientait vers des camions. La rue était barrée. Le silence et l’ordre régnaient. Un inspecteur a dit qu’il fallait m’éliminer parce que plus tard je deviendrais un ennemi de la société. J’ai appris cette nuit-là que j’étais destiné à commettre une faute qui méritait une mise à mort préventive.

Soixante ans plus tard, je pense que ce policier a dû éprouver un merveilleux sentiment d’ange exterminateur. En participant avec tant de compétence à une série de coups de filet qui ont tué 1645 adultes et 239 enfants sur les 240 raflés, il a obéi à un ordre moral.

On peut tuer des innocents sans éprouver de culpabilité quand l’obéissance est sacralisée par la culture. La soumission déresponsabilise le tueur puisqu’il ne fait que s’inscrire dans un système social où l’assujettissement permet le bon fonctionnement.

Ce qui compte dans ce cas, c’est l’objectif et non pas la relation. Et même le mot « obéissance » désigne des sentiments différents selon le contexte où il est prononcé.

Quand deux personnes s’affrontent, celui qui obéit éprouve un sentiment de défaite. Tandis que le simple fait d’appartenir à un groupe ennoblit l’obéissance, puisque celui qui se soumet donne le pouvoir à sa communauté grâce à sa subordination.

Quand l’âme du groupe, un dieu, un demi-dieu, un chef ou un philosophe, propose un merveilleux projet d’épuration, c’est au nom de l’humanité que la personne obéissante participe au crime contre l’humanité.

Dès l’âge de 6 ans, il m’a fallu comprendre que ce qui gouverne un groupe ne correspond pas toujours à ce qui gouverne les individus qui composent ce groupe.

Chaque soir, dans la synagogue de Bordeaux transformée en prison, un soldat venait s’asseoir près de moi pour me montrer une photo de sa famille. Je ne comprenais pas ses mots mais je sentais clairement qu’il avait besoin de parler de ses proches et de son petit garçon qui, d’après ses gestes, avait mon âge et me ressemblait.

Plus tard, j’ai vu ce gentil papa frapper à coups de crosse les enfants qui ne se dirigeaient pas assez vite vers les wagons à bestiaux de la gare Saint-Jean. Quand cet homme venait, le soir, me parler de son fils, il répondait à un besoin d’affection. Quand ce soldat poussait les enfants vers les wagons scellés, il obéissait à une représentation théorique qui récitait les slogans du demi-dieu que sa collectivité vénérait.

Depuis ce jour, la récitation des certitudes m’alarme et la vulnérabilité des hommes m’attendrit.

Dès l’âge de 6 ans, il m’a fallu comprendre que mes geôliers se soumettaient avec ravissement, afin de participer à un triomphe.

Aujourd’hui, je pense que peu de personnalités sont capables d’échapper à une pression culturelle qui apporte tant de bénéfices : l’affection des siens, l’estime de soi, la griserie de l’appartenance et la noblesse d’un projet moral épurateur fondé sur une croyance en une surhumanité.

C’est délicieux d’être gouverné par un demi-dieu, ça déresponsabilise, ça supprime l’angoisse.

Quand le « moi » est fragile, le « nous » sert de prothèse et les hommes d’appareil aiment grimper l’échelle des valeurs qui leur sont imposées.

Leur facilité à apprendre les récitations, leur aptitude à faire marcher le système et leur art de la relation les placent rapidement en haut de l’échelle, quelle qu’elle soit.

Ce qui compte pour eux et provoque leur bonheur, c’est de grimper.

Le moindre doute briserait leur rêve d’une société épurée.

Seul un traître peut remettre en cause un si beau projet. Cette heureuse affiliation engage les personnalités conformistes dans une relation perverse, où l’emprise sur l’autre et sa disparition se programment au nom du Bien. Dans tout génocide, le tueur se sent innocent puisqu’il transcende le massacre et, en cas de défaite, explique qu’il n’a fait qu’obéir. Le soumis-triomphant ne se pense pas comme une personne, mais comme un rouage, ce qui provoque sa fierté.

A la Libération, de Gaulle a été accueilli au Grand Hôtel à Bordeaux. On m’a demandé de lui offrir un bouquet de fleurs. La nuit, un milicien s’est infiltré afin d’assassiner le Général. L’homme a été attrapé et lentement lynché, un coup de poing par-ci, un coup de crosse par-là. Il est mort, tué par mes libérateurs, des hommes que j’admirais. Ce jour-là, il m’a fallu comprendre que l’ambivalence est au cœur de la condition humaine et que la vengeance aussi est une soumission au passé.

Le processus qui permet d’exterminer un peuple sans éprouver de sentiment de crime est toujours le même. En voici la recette :

  1. D’abord, il faut le désocialiser afin de le rendre vulnérable. Personne n’a protesté quand une des premières lois de Pétain a décrété la réquisition des vélos des avocats juifs. Ce n’est pas grave, entendait-on, tant qu’on respecte les personnes. Mais dans une société dépourvue d’essence et de voiture, un homme sans vélo ne peut plus travailler.
  2. Puis il convient de parler de ce groupe humain en employant des métaphores animales : « des rats qui polluent notre société », « des vipères qui mordent le sein qui les a nourries »
  3. Quand on arrive enfin à la démarche administrative signée par un représentant du demi-dieu ou énoncée à la radio par un porte-parole du maître, il devient possible de mettre à mort ce peuple sans éprouver de culpabilité car « ce n’est pas un crime tout de même d’éliminer des rats » !

Surhommes dérisoires soumis à des demi-dieux absurdes, les nazis ont provoqué une déflagration mondiale, un massacre inouï pour une bagatelle idéologique, une théorie navrante. Ils ont cru à une représentation incroyable, ils ont récité des fables riquiqui où ils se sont donné un rôle grandiose.

Le panurgisme de ces moutons intellectuels leur a offert une brève illusion de grandeur. Ils avaient besoin de haine pour légitimer et exalter leur programme délirant, car dans le quotidien c’est la banalité et la soumission qui caractérisaient leur projet.

Mais, n’y a-t-il que les nazis pour fonctionner ainsi ? »

Boris Cyrulnik

Je ne veux pas affaiblir ce propos, en pointant tel ou tel groupe humain dans son comportement actuel à l’égard d’un autre.

Je veux en rester au niveau de l’observation des mécanismes qui conduisent à des comportements d’inhumanité et au constat que des humains qui, par ailleurs, ont des comportements familiaux et sociaux normalement bienveillants, sont capables de tels comportements.

  • Le premier élément du mécanisme est de déshumaniser l’autre, celui qui appartient au groupe humain qui est considéré comme l’ennemi. On dira de lui qu’il s’agit d’un rat, d’un serpent, d’une vermine, d’un insecte… toute catégorie de vivants qu’il semble normal d’exterminer.
  • Le deuxième élément est l’adhésion à un narratif religieux, raciste, nationaliste ou une utopie qui croit en un monde parfait, une fois éliminé les nuisibles.
  • Ces deux éléments permettent à un homme d’être affectueux, prévenant, généreux avec les siens qui sont des humains et monstrueux avec les autres qui ne le sont pas dans son imaginaire.

Les enfants de Klaus Barbie ont affirmé que leur père n’était pas capable des horreurs que la justice et que ses victimes dénonçaient.

On attribue à Léon Tolstoï cette citation pleine de sagesse :

« Si vous ressentez de la douleur, vous êtes vivant, si vous ressentez la douleur des autres vous êtes un être humain… »

<1785>

Vendredi 29 décembre 2023

« Il n’y a pas de chemin pour la paix – la paix est le chemin. »
Vivian Silver

J’ai déjà évoqué Vivien Silver, lors du mot du jour du 17 novembre 2023 : « C’était un temps déraisonnable. On avait mis les morts à table […] »

Vivian Silver, militante pacifiste israélienne a été assassinée par des terroristes du Hamas le 7 octobre.

Canadienne, elle était arrivée en Israël il y a cinquante ans, avec plusieurs membres du mouvement Habonim, des sionistes socialistes.

<La Croix> la présente ainsi :

« Née à Winnipeg au Canada, Vivian Silver part en 1968 étudier la psychologie et la littérature anglaise à l’Université hébraïque de Jérusalem.
Après un bref retour au Canada, elle s’envole à nouveau pour Israël en 1974, quelques mois après la guerre de Kippour qui a fait plus de 2 700 morts côté israélien et près de 20 000 au sein de la coalition arabe.

Vivian Silver part en compagnie d’un groupe de jeunes Nord-Américains qui cherchent à rétablir le kibboutz Gezer, situé dans le centre d’Israël, précise le journal Haaretz.
Là, elle promeut l’égalité des genres au sein du kibboutz et dirige des projets de construction.
L’activiste est aussi un membre actif de l’organisation Chemin vers la guérison, qui transporte gratuitement des patients gazaouis – majoritairement des enfants – jusqu’aux hôpitaux israéliens, où ils peuvent être correctement soignés.

En 1998, Vivian Silver devient directrice exécutive de l’Institut du Néguev pour les stratégies de paix et de développement. L’organisation installée à Beersheba, dans le sud d’Israël, promeut la paix au Moyen-Orient, ainsi qu’un modèle de société partagée entre Juifs et Arabes.

Elle travaille d’abord en lien avec des organisations palestiniennes, avant de se concentrer ensuite sur le sort des communautés bédouines locales.
Vivian Silver milite pour la formation et l’autonomisation de cette minorité d’Arabes musulmans vivant dans le désert du Néguev, rattachée à Israël mais qui conserve des liens étroits avec les Territoires palestiniens.

Juste après la guerre de Gaza de 2014, Vivian Silver participe à la création d’une association féministe et pacifiste israélo-palestinienne, Women Wage Peace (« Les femmes mènent la paix »), qui rassemble plus de 45 000 membres. Un mouvement « non partisan, qui ne soutient aucune solution au conflit » israélo-palestinien et qui milite pour une plus grande représentation des femmes dans les négociations diplomatiques, assure l’organisation.

Vivian Silver a remporté de nombreux prix pour son engagement pour la paix tout au long de sa vie, dont le prix Victor J. Goldberg pour la paix au Moyen-Orient en 2011. « Elle se bat pour la justice, c’est une mère et grand-mère fantastique », avait déclaré Yonatan Zeigen, le fils de Vivian Silver, quelques jours après l’attaque du Hamas. »

Cet article : « Le Hamas n’a pas tué ton rêve » décrit ses obsèques et l’éloge funèbre de ses amis qui éclairent aussi la personnalité de cette femme exceptionnelle :

« Des centaines de proches, Juifs et arabes, de la pacifiste israélo-canadienne Vivian Silver ont rendu hommage jeudi à une « femme hors du commun » et « porteuse d’espoir » tuée lors de l’attaque du groupe terroriste du Hamas en Israël le 7 octobre.

Ils se sont réunis au kibboutz Gezer, dans le centre d’Israël, où la militante avait vécu dans les années 1970. Elle a été assassinée à l’âge de 74 ans dans sa maison du kibboutz de Beeri, proche de la bande de Gaza.

Venues d’horizons très divers, les personnes qui ont pris la parole ont dit leur profonde douleur face à la mort de Silver mais aussi leur détermination à poursuivre les causes pour lesquelles elle se battait : la paix et le féminisme.

En larmes, son amie Ghadid Hani, une arabe israélienne de Hura, ville bédouine du sud d’Israël, qui militait avec elle au sein de WWP, a raconté son dernier échange avec Vivian Silver durant l’attaque du Hamas.

« Tu m’as dit que ça allait mais que tu entendais des bruits et puis mes messages n’ont plus reçu de réponses », raconte Mme Hani, vêtue de noir et voilée, une écharpe bleue azur autour du cou, un des symboles du mouvement WWP.
« Tu disais que l’obscurité ne se repousse que par la lumière, comme j’aimerais que tu sois là pour apporter de la lumière et de l’espoir comme tu le faisais toujours », ajoute-t-elle.
« Ma chère Vivian, si tu m’entends, je veux te dire que le Hamas n’a pas tué ton rêve. »
« Il est impossible de détruire l’humanité, la solidarité, le désir d’un avenir plus sûr », a ajouté Hani. […]

« Le seul moyen de vivre en sécurité ici c’est de faire la paix », répétait Mme Silver, selon son fils Yonatan Zeigen.

« Nous, les vivants, continuerons à briller, à persévérer et à faire tout pour apporter le lendemain dont tu parlais toujours. Avec ton absence, je suis retombé amoureux des mots comme paix, égalité des sexes et fraternité », a déclaré M. Zeigen, lors de la cérémonie. »

C’est en lisant un article d’« AOC » : rédigé par l’historienne Naomi Sternberg : <Le monde a oublié le camp de la paix israélien et palestinien> que j’ai vu la phrase que j’ai mise en exergue parce qu’elle était citée par l’autrice au début de son article :

« Il n’y a pas de chemin pour la paix – la paix est le chemin. »

Mais la Paix, n’est pas une chose qui va de soi. Il faut la construire.

Ce n’est pas une histoire d’amour, une brusque révélation de la bonté et de la morale.

Dans un remarquable entretien, en accès libre, mené par Edwy Plenel, Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, explique : « j’ai compris que la paix était une affaire très violente »

Elias Sanbar est né le 16 février 1947 à Haïfa, en Palestine mandataire, dans l’actuel Etat d’Israël.

Sa famille sera exilée au Liban après la proclamation de l’État d’Israël

C’est un historien, poète et essayiste palestinien.

Il fut aussi le commissaire de l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde » qui a eu lieu à l’Institut du monde arabe entre le 31 mai et le 31 décembre 2023.

Il a participé aux négociations bilatérales à Washington et dirigé, de 1993 à 1996, la délégation palestinienne aux négociations sur les réfugiés.

Et c’est l’expérience de ces négociations qui lui font dire :

« Vous savez, on subit beaucoup le fait que nous nous faisons violence.
Je vais vous dire dans mon vécu à moi, moi j’ai haï être face, quand j’ai été à des négociations, j’ai haï être en face d’une délégation israélienne.
Je ne pouvais pas les voir en peinture parce que je me disais : Tu es face aux gens qui ont fait ton malheur, qui ont fait que ton père est mort en exil en pleurant. Tu es face à eux.
Je me suis fait une violence inouïe pour leur parler.

Je n’y suis pas aller en disant : « ça va être formidable, on va s’aimer. »
Non pas du tout !

Et petit à petit, j’ai compris que la paix était une affaire très violente.
La différence entre la paix et la guerre, ce n’est pas que l’une est violente et l’autre non.
Les deux sont très violentes.

Dans la guerre, vous dirigez la violence contre votre adversaire, dans la paix vous la dirigez contre vous-même, pour accepter de parler avec celui que vous pensez être l’artisan de votre malheur.
Ce n’est pas un voyage d’agrément.
Les négociations contrairement à ce que beaucoup pensent, c’est très violent, mais c’est une violence faite à soi. »

Cet extrait commence derrière <ce lien>

Je vous conseille d’écouter cet entretien dans son ensemble car il est d’une grande intelligence et humanité : « Ce que la Palestine dit au monde »

Il me semblait essentiel de finir cette année 2023 par l’affirmation de ce combat, de cette conviction que c’est la paix qui est le chemin.

Toute cette violence ne résoudra rien.

Le Hamas est une idée, on ne peut pas éradiquer une idée avec des bombardements mais par une autre idée qui paraîtra plus désirable.

Daniel Barenboïm disait : « Nous avons le choix : nous entretuer ou apprendre à partager ce qui peut se partager. »

Les enfants qui auront survécu sous ce déluge de bombe et auront vu mourir leurs proches, auront la violence au cœur et ne penseront qu’à se venger.

Sauf si une autre solution peut leur être proposée, une solution qui leur paraîtra désirable et pour laquelle ils auront l’énergie de diriger cette violence vers eux même pour faire la paix.

La paix est le chemin, Vivian Silver avait raison.

<1784>

Mercredi 27 décembre 2023

« 18 mois de vie. »
Clémentine Vergnaud

C’est le 15 juin 2022, que Clémentine Vergnaud a appris qu’elle souffrait d’un cancer des voies biliaires, rare, très agressif : le cholangiocarcinome.

Elle avait décrit son combat, ses espoirs, sa peur et ses relations avec les médecins et l’administration dans une série de 10 podcasts : « Ma vie face au cancer : le journal de Clémentine. » publiée en juin 2023.

J’ai commencé à écouter le premier, puis tous les autres d’une seule traite, lors d’une longue promenade.

Je concluais le mot du jour que je lui ai consacré : « La mort est au bout du chemin, mais elle s’est un peu éloignée. » par cette exclamation : Un monument d’humanité !

Son podcast était une manière de « laisser une trace », comme elle l’expliquait sur le plateau de « C à vous ».

Elle n’a pas fêté Noël, elle est morte le 23 décembre 2023 au matin, 18 mois et quelques jours après le diagnostic de sa maladie. Elle avait 31 ans.

Début octobre, elle donnait des nouvelles peu rassurantes sur sa santé sur le réseau social X, tout en annonçant l’enregistrement de la saison 2 de son podcast. Elle écrivait :

« Vous êtes plusieurs à demander de mes nouvelles, à vous inquiéter de mon silence. Je vais bien, rassurez-vous. Mais les deux dernières semaines ont été compliquées. Je suis passée à un cheveu de la mort à cause d’un grave accident cardiaque. Maintenant, je me remets doucement ».

Elle travaillait à France Info. Ses collègues lui ont rendu <Hommage> :

« La rédaction de franceinfo a perdu l’une des siennes, une femme merveilleuse, une journaliste de grand talent, une amie pour beaucoup. […]

Pendant ces longs mois où elle a combattu la maladie, Clémentine a fait preuve d’un courage incroyable, d’une détermination sans faille et d’une immense joie de vivre.
Sa force de caractère et sa lucidité, nous les avons tous entendues dans le podcast “Ma vie face au cancer” qu’elle avait tenu à faire pour raconter sa vie avec la maladie.

Dans ce podcast, […] Elle a apporté beaucoup aux malades, à leurs proches, aux soignants. Avec une telle justesse des mots et des émotions.

[…] Jusqu’au dernier moment, Clémentine a voulu profiter de ses « moments dorés » : chaque plaisir, chaque bonheur qui passait à sa portée. « La fin, elle est connue, nous disait-elle, il n’y a pas trop de mystère. Mais il y a tout ce qui va y mener et je n’ai pas envie de gâcher ces moments. Aucun de ces moments. »

Clémentine, c’était un rire, un sourire, une voix.
Et cette voix, parce que c’est ce qu’elle a voulu, nous continuerons à l’entendre. »

Cette jeune femme qui a dit « Je ne suis pas une battante. En fait, je n’ai juste pas le choix » a donné une immense leçon : elle a vécu aussi intensément que possible les 18 mois de vie qui lui restait à vivre après son terrible diagnostic.

L’oncologue canadien Gabriel Sara qui avait joué son propre rôle dans ce merveilleux film « De son vivant » avait révélé cette tragédie dans la tragédie : « Mourir de son vivant », c’est-à-dire ne pas vivre ce qui reste à vivre :

« On peut mourir de son vivant. On le voit chez Benjamin. Au fur et à mesure que son corps s’affaiblit, son esprit devient paradoxalement plus puissant. Il prend le contrôle de sa vie, il règle son histoire avec son fils, il pardonne à sa mère, il transmet à ses élèves tout ce qu’il a de plus beau à donner. Alors que son corps est foutu, lui vit plus intensément que jamais. Il n’a jamais été aussi en contrôle de sa vie. Et c’est merveilleux. »

Et il parle de cette mission sacrée qui doit être celle des médecins, de l’être humain malade et de sa famille :

« Face à un patient condamné, ma mission sacrée est de l’accompagner pour que les années, les mois et jusqu’aux minutes qu’il lui reste, soient de beaux instants de vie et pas d’agonie. Quand mon patient meurt, je suis triste bien sûr, mais j’ai le sentiment du devoir accompli. Pour un cancérologue, c’est une satisfaction énorme. »

Je crois que Clémentine Vergnaud a porté haut cette mission sacrée de vivre les « 18 mois de vie. » qui lui restait.

Comme souvent, ces derniers temps, je terminerai par un texte de Christian Bobin qui écrivait lors d’un entretien avec le journal « La Vie » en 2019 :

« Ceux qui ont disparu mêlent leur visage au nôtre.
Nous sommes étroitement liés, souterrainement, dans une métamorphose incessante.
C’est pourquoi il est impossible de définir aussi bien la vie que la mort.
On ne peut que parler d’une sorte de flux qui sans arrêt se transforme, s’assombrit puis s’éclaire de façon toujours surprenante.
La mort a beaucoup de vertus, notamment celle du réveil.
Elle nous ramène à l’essentiel, vers ce à quoi nous tenons vraiment. »

<1783>

Dimanche 24 décembre 2023

« Éclaire ce que tu aimes sans toucher à son ombre. »
Christian Bobin, exergue de son livre « Éloge du rien »

Dans les pays chrétiens et même au-delà nous fêtons Noël.

C’est-à-dire la nativité de Jésus, personnage central du Christianisme.

Je fais partie, sur un réseau social, d’un groupe d’amis de Christian Bobin. Une des participantes a accompagné l’exergue de « l’éloge du rien » : « Éclaire ce que tu aimes sans toucher à son ombre. » par une reproduction de ce magnifique tableau : Le nouveau-né.

Wikipédia explique : C’est un tableau du peintre lorrain Georges de La Tour, peint vers 1648, et conservé au musée des beaux-arts de Rennes. Cette huile sur toile représente une Nativité : la Vierge Marie tient l’Enfant Jésus emmailloté, en compagnie de sainte Anne qui éclaire la scène à la bougie.

« Chef-d’œuvre d’entre les chefs-d’œuvre » de Georges de La Tour, la toile est un sommet du clair-obscur, et tire également sa popularité du fait que les signes religieux s’effacent pour donner à la scène une portée universelle : celle de la célébration du mystère de la naissance d’un enfant. Noël est la fête de la nativité.

Car il est vrai que si Noël est une fête religieuse, aujourd’hui il s’agit aussi d’un monument de la culture occidentale qui est une fête des enfants, une fête familiale dans laquelle le fondement religieux s’est estompé.

J’ai déjà consacré plusieurs mots du jour à Noël.

En décembre 2013 : « Le cadeau de Noël. Histoire d’une invention. »

Et ce même mois, lundi 30 décembre 2013, je parlais de la persécution des chrétiens dans le monde : « Comme se fait-il qu’en Occident sécularisé, règne « le silence de Noël sur les chrétiens persécutés ? ».

Dans différents mots du jour j’ai expliqué ma réticence devant les religions monothéistes, en insistant toujours sur le désir de spiritualité des femmes et des hommes que je distinguais de la religion en reprenant ce propos percutant de Régis Debray : « La spiritualité prépare à la mort, la religion prépare les obsèques. »

Notre culture, notre calendrier, nos fêtes, Noël, restent ancrés dans notre héritage chrétien

Mais nous sommes devenus indifférents à celles et ceux qui partagent cet héritage.

« Plus de 360 millions de chrétiens ont été “fortement persécutés et discriminés” en raison de leur foi dans le monde en 2022, selon un rapport de l’ONG Portes ouvertes »

C’est ce que nous pouvons lire sur le site de <France Info>

En 2016, j’essayais simplement parler de la fête de « Noël » m’interrogeant s’il ne s’agissait pas d’une fête païenne célébrant le solstice d’hiver.

Et enfin, j’ai encore parlé de Noël, en donnant, fin 2019, <les recettes des gâteaux de Noël alsaciens>.

Pourquoi reparler de Noël, cette année ?

Parce que j’ai été interpellé par cette publication de Céline Pina :


D’abord j’ai voulu vérifier, beaucoup de sources donnent la même information :

Air France demande à son personnel dans un mail interne, d’employer le terme « Joyeuses fêtes » et non « Joyeux Noël ». L’entreprise justifie ce choix :

« La marque Air France ne doit pas être associée à des fêtes religieuses, nous ne faisons pas référence à Noël. »

Et grâce à ce site, j’ai appris que Audi suivait la même politique.

Nous constatons qu’il faut attendre la compagnie d’un pays d’Islam assumé pour pouvoir encore entendre le souhait « Joyeux Noël » ou « Merry Christmas » dans un avion !

Si des personnes bien pensantes continuent à dire que le wokisme n’a pas atteint la France, je me demande comment ce comportement d’une entreprise occidentale et franco-néerlandaise peut être qualifié ?  Je comprends que cette entreprise mondialisée ne veut plus assumer son occidentalité. Noël n’est pas que religieux, il est aussi un élément incontournable de la culture occidentale.

Nous avons un problème d’intégration massif, avant d’avoir des problèmes d’immigration.

Dans certaines élites, tout ce qui est occidental est suspect, ou même doit être rejeté.

Certes l’Occident a été coupable de crimes, d’avoir trahi des valeurs qu’il proclamait haut et fort.

Mais il n’est pas le seul.

L’esclavage ne fut pas le crime des seuls occidentaux, et même si on fait un calcul morbide, l’esclavage fut plus développé chez les musulmans. Et si on parle de la colonisation du monde par l’Occident qui fut un racisme et une exploitation économique, il fut précédé par la colonisation Arabe qui imposa par la force de ses armées son organisation et sa religion à un empire colonial immense.

Pour le reste la Russie, le Japon, les Ottomans et les Turcs, les pays arabes, la Chine et l’Inde n’ont rien à envier à l’Occident concernant la cruauté, les exactions, les discriminations et les inégalités.

Moi je crois qu’on ne peut pas aimer quelqu’un, si on ne s’aime pas soi-même.

Je ne crois pas que nous soyons en mesure d’intégrer d’autres cultures si nous ne sommes pas un peu fier de la nôtre et de ce que nous sommes.

Et même si Jésus n’avait jamais existé comme le prétend Michel Onfray dans son dernier ouvrage et si pour ma part je ne professe plus de croyance chrétienne, je pense sage et convivial de souhaiter « un Joyeux Noël » à nos semblables.

Je trouve que la phrase de Christian Bobin est particulièrement appropriée :

« Éclaire ce que tu aimes sans toucher à son ombre. ».

Cette phrase est l’exergue d’un tout petit ouvrage de 23 pages, « L’Éloge du rien »

Ce livre de 1990 est une réponse à une lettre qu’il avait reçue et qui lui demandait un texte pour une revue. Texte qui tenterait de répondre à cette question : Qu’est ce qui donne du sens à votre vie ?

Et après quelques variations sur la difficulté de répondre, Christian Bobin écrivit cela :

« Un mot me gêne dans votre lettre. Ce mot de « sens ».
Permettez-moi de l’effacer.
Voyez ce que devient votre question, comme elle a belle allure, à présent.
Aérienne, filante : « Qu’est-ce qui vous donne votre vie ? ».
La réponse cette fois ci est aisée : Tout.
Tout ce qui n’est pas moi et qui m’éclaire.
Tout ce que j’ignore et que j’attends.
L’attente est une fleur simple. Elle pousse au bord du temps.
C’est une fleur pauvre qui guérit tous les maux.
Le temps d’attendre est un temps de délivrance.
Cette délivrance opère en nous à notre insu.
Elle ne nous demande rien que de la laisser faire, le temps qu’il faut, les nuits qu’elle doit.
Sans doute l’avez-vous remarqué : notre attente – d’un amour, d’un printemps, d’un repos – est toujours comblée par surprise.
Comme si ce que nous espérions était toujours inespéré.
Comme si la vraie formule d’attendre était celle-ci : ne rien prévoir – sinon l’imprévisible. Ne rien attendre – sinon l’inattendu.
Ce savoir me vient de loin. Ce savoir qui n’est pas un savoir, mais une confiance, un murmure, une chanson.

Il vient du seul maître que je n’aie jamais eu : un arbre.
Tous les arbres dans le soir frémissant.
Ils m’instruisent par leur manière d’accueillir chaque instant comme une bonne fortune. L’amertume d’une pluie, la démence d’un soleil : tout leur est nourriture. Ils n’ont souci de rien, et surtout pas d’un sens. Ils attendent d’une attente radieuse et tremblée.
Infinie.
Le monde entier repose sur eux.
Le monde entier repose sur nous.
Il dépend de nous qu’il s’éteigne, qu’il s’enflamme.
Il dépend d’un grain de silence, d’une poussière d’or — de la ferveur de notre attente.
Un arbre éblouissant de vert.
Un visage inondé de lumière. »

« Éclaire ce que tu aimes sans toucher à son ombre. »

Joyeux Noël !

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